Le problème de l'évasion fiscale, en Europe, est un vaste serpent de mer au sujet duquel les États peinent à s'entendre. Pourtant, la France et la Suisse ont déjà montré que des administrations nationales pouvaient collaborer en la matière, pour apporter des solutions à un problème qui coûte des milliards d'euros chaque année aux pays.
La France s'est-elle définitivement emparée du problème de l'évasion fiscale ? Elle est en tout cas sur la bonne voie. D'après un rapport sur l'application de la loi fraude (votée en 2018) présenté en septembre à l'Assemblée nationale, le nombre de dossiers transmis par l'administration fiscale à la justice a doublé, entre 2018 et 2019, passant de 958 à 1 826. Une augmentation due avant tout à un mécanisme créé par la loi, consistant en la transmission automatique au procureur de la République de dossiers dont « les droits éludés dépassent un seuil fixé à 100 000 euros », rappelle le rapport.
« Les dossiers à forts enjeux, c'est-à-dire ceux où il y a eu une intention manifeste de frauder, sont portés systématiquement à la connaissance du parquet, qui décide ou pas de poursuivre le contribuable. Et d'ajouter une peine pénale aux sanctions de l'administration fiscale » , a déclaré à Capital la députée Emilie Cariou (Ecologie, Démocratie, Solidarité), co-auteure du rapport parlementaire avec le député Eric Diard (Les Républicains). Fini, donc, le « verrou de Bercy », qui permettait insidieusement à certains contribuables de passer entre les mailles du filet pénal, et ne communiquait au procureur que les dossiers à faibles enjeux.
Paris prend donc le problème de l'évasion fiscale à bras le corps. Et c'est tant mieux, puisque pour rappel, selon la commission européenne, les États membres perdent chaque année quelque 1 000 milliards d'euros du fait de ces pratiques crapuleuses. Mais celles-ci ont vraisemblablement encore de beaux jours devant elles, sur le continent, qui peine à régler la question des paradis fiscaux. Comme l'illustre, dernièrement, le retrait des îles Caïmans de la liste noire de l'Union européenne (UE), prouvant (une nouvelle fois ?) que les intérêts financiers peuvent passer avant l'intérêt général.
Et, comme le veut le dicton, charité bien ordonnée commençant par soi-même, il convient de noter qu'aucun pays européen ne figure sur ladite liste, la Suisse étant même sortie de la liste grise il y a tout juste un an. La raison ? Selon le commissaire européen aux Affaires économiques de l'époque, Pierre Moscovici, Berne « se [conformait] à tous les engagements en matière de coopération fiscale » . L'ancien ministre français de l'Économie d'ajouter, de manière surprenante : « Si la Suisse sort de cette liste, c'est un succès pour moi. La meilleure liste, c'est la plus courte » . N'est-elle pas plutôt la plus juste et la plus en conformité avec la réalité ?
Car la Suisse traîne derrière elle une solide réputation de mauvaise élève, en matière fiscale, d'ailleurs largement étayée par les faits récents. Combien d'établissements bancaires y font de l'aide à l'évasion fiscale leur cœur de métier ? La palme revenant sans doute au fleuron national, le groupe bancaire UBS, condamné en 2019 à devoir payer une amende de 3,7 milliards d'euros pour fraude au fisc répétée. Motif : la première banque privée du monde avait aidé des milliers de contribuables français à contourner leurs obligations fiscales entre 2004 et 2012…
Récemment, la banque a défrayé la chronique pour avoir aidé le milliardaire russe Farkhad Akhdemov, condamné par la Haute Cour de Londres en 2016 à verser 590 millions de francs suisses à son ex-épouse, Tatyana Akhmedova, à transférer sa fortune (1,3 milliard de dollars) vers la banque LGT au Liechtenstein, juste avant qu'un gel mondial de ses avoirs n'ait lieu. Afin de permettre à leur client de recouvrer son dû, les avocats de Tatyana Akhmedova tentent de localiser les actifs de l'ex-époux aux quatre coins du monde, ce dernier ayant fait le choix de se soustraire au jugement britannique, qu'il considère «aussi valable que du papier toilette». Ces actifs consistent notamment en cash, investissements divers, mais aussi en une collection d'œuvres d'art ainsi qu'en un somptueux yacht, le Luna, d'une valeur de 545 millions de dollars. Pour la petite histoire, l'oligarque russe, non content de se soustraire à la décision londonienne, réclamait même des dommages et intérêts (115 millions de dollars) pour la saisie de son yacht, dans le cadre de son divorce, qui viennent de lui être refusés par la plus haute cour de Dubaï, aux Émirats arabes unis, où il mouille.
La Suisse a beau être sortie de la liste grise de l'UE, elle n'en fraye pas moins, à travers ses établissements bancaires, avec les grosses pointures de l'évasion fiscale, qu'une permissivité d'État bien organisée semble rendre intouchables. Dans ce marasme, toutefois, une lueur d'espoir : les fiscs français et suisse se sont d'ores et déjà associés pour solder le problème UBS, qui abrite quelque 40 000 comptes de contribuables tricolores. Seule ombre au tableau : Berne a obtenu de Paris que les renseignements fournis sur ces derniers ne pourraient être utilisés autrement qu'à des fins fiscales. Et non pénales par conséquent.
Néanmoins, cette coopération binationale semble aller dans le bon sens. D'ailleurs, les actions conjointes entre administrations européennes font partie des solutions mises en avant par la Commission européenne, résolue, vraisemblablement, à intensifier la lutte contre l'évasion fiscale depuis qu'Ursula von der Leyen est à sa tête. Cet été, l'exécutif européen a ainsi présenté un « paquet » de mesures pour une fiscalité « plus juste et plus simple », laissant croire que l'impunité des fraudeurs était en passe d'être de l'histoire ancienne. Tout comme Paris, Bruxelles s'est-elle définitivement emparée du problème de l'évasion fiscale ?