Espagne : la compétitivité, à quel prix ?

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Par BSI-Economics Publié le 14 juillet 2014 à 2h51

Annoncée comme la recette miracle pour relancer l’activité économique, la compétitivité prix est le cheval de bataille de nombreux pays de la Zone Euro, notamment ceux de la périphérie : Irlande, Portugal, Grèce. Cette quête de la compétitivité prix a amené plusieurs pays à mettre en place des réformes de grande envergure pour stimuler l’activité économique par les exportations. L’Espagne fait partie des pays au sein de la Zone Euro ayant jusqu’à maintenant tiré le plus de bénéfices de ses réformes, pour gagner en compétitivité prix. Dès la fin 2013, le pays sortait de la récession et les perspectives de croissance pour 2014 augurent un amorçage de reprise de l’activité économique (prévision de +0,8% de croissance du PIB en 2014, selon Consensus Forecast).

Améliorer sa compétitivité constitue une étape clé pour l’Espagne et ce modèle semble porter ses fruits au vu des chiffres positifs de la balance commerciale et plus particulièrement des exportations. Cependant, face aux difficultés actuelles (persistance d’un chômage élevé et d’un faible investissement), certains doutes peuvent être éventuellement émis sur les véritables atouts de ce modèle, basé sur la compétitivité, notamment à moyen terme.

Sortir de la crise par le désendettement privé et la modération salariale

Entre 2000 et 2008, l’Espagne connaissait une période avec une croissance annuelle moyenne de 7,1% contre 4,2% en moyenne dans la Zone Euro. Pour autant elle couvait durant ces années un endettement privé toujours plus important qui l’a amené progressivement au fond du gouffre (une croissance moyenne de -1,2% depuis 2009) : crise immobilière, augmentation du nombre de défaillances d’entreprises, forte instabilité du système bancaire, dérapage des finances publiques et crise de la dette souveraine obligataire.

Alors même que le pays entamait une cure d’austérité économique et mettait en place des réformes structurelles, les entreprises espagnoles sont entrées dans un cycle de désendettement privé : entre 2010 et 2013 le montant de dette privée est passé de 229% du PIB à 209%, contre 100% en moyenne dans la Zone Euro.

Dans un précédent article paru sur BSI Economics, le mécanisme de désendettement privé en Espagne avait été étudié : les entreprises ont réussi à contracter leur masse salariale brute, via notamment la réduction du nombre d’employés. Dès lors elles ont réussi à maintenir leur taux de marge en procédant à une répartition de la valeur ajoutée plus favorable au profit qu’à la masse salariale.

Entre 2007 et 2013, pendant que la croissance de la valeur ajoutée (VA) a perdu 4 points de pourcentage, la croissance de la rémunération des salariés a enregistré une baisse de 17% alors que l’excédent brut d’exploitation (EBE), qui peut être assimilé aux profits des entreprises, augmentait de 13%. Le taux de marge des entreprises (EBE/VA) a ainsi pu augmenter, offrant plusieurs perspectives : purger les dettes et baisser les prix à la consommation pour devenir plus attractif à l’international.

Une réussite en termes de hausse de la compétitivité prix …

Renouer avec la compétitivité prix n’est pas une tache facile même pour un pays comme l’Espagne, 4ième économie de la Zone Euro, qui possède un tissu industriel développé et innovant (secteurs pharmaceutique et des télécommunications par exemple). La mise en place de réformes structurelles était un passage quasi obligatoire au vu de la dégradation de la compétitivité prix de l’Espagne dans les années 2000. La transition fut assez longue avant d’observer des résultats positifs. L’Espagne s’est à la fois appuyée sur le désendettement des entreprises privées mais aussi sur des réformes de grande envergure afin de flexibiliser son marché du travail : nouveaux contrats de travail avec période d’essai, réduction des cotisations patronales, baisse des coûts de licenciement, renforcement des conditions d’accès au chômage ou encore assouplissement des négociations collectives.

L’appartenance à la Zone Euro ne permet pas aux pays en quête de compétitivité de dévaluer leur taux de change. Au vu des déséquilibre structurels de plusieurs pays de la zone, dont l’Espagne, une baisse du taux de change (donc de l’euro) se serait révélée insuffisante pour espérer devenir plus attractif. Ces pays ont alors mis en place des politiques de dévaluation compétitive, en s’appuyant sur les coûts de production. La baisse des coûts salariaux unitaires[1](CSU) est donc apparue comme une étape décisive pour tendre vers plus de compétitivité. Entre début 2009 et 2014, les CSU espagnols ont baissé de 6% (contre une baisse moyenne de 8% dans les pays de la périphérie mais une hausse de 5% dans la Zone Euro).

La hausse des marges des entreprises privées associées à cette baisse des coûts salariaux a donc permis aux entreprises espagnoles de baisser leurs prix à la consommation. Dès le troisième trimestre de l’année 2013, l’Espagne a enfin pu tirer profit de ses efforts pour sortir de la récession, notamment grâce à une balance commerciale positive (hausse plus importante des exportations que des importations) qui a pu tirer la croissance vers le haut. Les exportations qui représentaient 24% du PIB en 2009 avoisinent désormais 34%, contre 32% pour les importations ce qui correspond au niveau du début des années 2000. Cette nette amélioration du commerce extérieur est un signe révélateur de la réussite de l’Espagne pour se rendre plus attractive.

… Qui ne masque pas certaines inquiétudes : faible demande intérieure, chômage

La demande extérieure porte la croissance espagnole et cette situation devrait se poursuivre en 2014. Toutefois de nombreux problèmes persistent : malgré une petite reprise au premier trimestre 2014 l’investissement (public et privé) est trop faible, le taux de chômage se maintient au dessus des 25% de la population active, la demande intérieure reste atone et les risques déflationnistes persistent.

Le désendettement privé a amené les entreprises espagnoles à augmenter leur taux de marge pour purger leur stock de dette financière. Ces dernières ont alors accumulé une épargne importante (augmentation du stock d’épargne des entreprises de 40% entre 2009 et 2013) leur servant à rembourser leurs créances et à s’autofinancer. Les difficultés des banques espagnoles et le niveau déjà élevé d’endettement des entreprises ont contribué à assécher l’économie en liquidité. Ne pouvant donc avoir accès au canal du crédit, les entreprises se sont appuyées sur leur épargne pour s’autofinancer, dans des proportions de grande ampleur. Le ratio d’autofinancement (épargne/formation brute de capital fixe) a rapidement dépassé les 100% pour atteindre 135% en 2013, ce qui rappelle fortement la situation des entreprises japonaises des années 90, plongées dans la déflation.

Le taux de financement (formation brute de capital fixe/VA) a quant à lui violemment chuté : en 2007 il était de 37% et stagne autour de 24% depuis quatre années. L’investissement a contribué négativement à la croissance du PIB en 2013 et en 2014 il semble se reprendre, mais tant que le canal du crédit ne sera pas à nouveau activé, il restera faible.

L’investissement privén’est pas la seule source de préoccupations en Espagne, au vu des problèmes persistants du chômage. La flexibilité du marché du travail a certes permis d’améliorer la compétitivité des entreprises mais la reprise de l’emploi tarde à se manifester alors même que le niveau de chômage reste très élevé (25,6% en mars 2014). A titre de comparaison avec l’Irlande, autre pays de la périphérie ayant également vécu une crise immobilière et en plein cycle de désendettement privé, les chiffres du chômage en Espagne sont nettement plus élevés et donc inquiétants.


Les jeunes sont particulièrement touchés par le chômage notamment à cause du manque de qualification de cette population. Une étude de l’OCDE de 2012 montrait qu’environ 70% des jeunes entre 15 et 29 ans en 2010 n’avaient pas le niveau équivalent au BAC ou n’avaient encore jamais exercé d’activité professionnelle. Beaucoup de jeunes ont travaillé dans le domaine de la construction dans les années 2000 et suite à la crise immobilière, nombreux se sont retrouvés au chômage, sans être suffisamment qualifiés pour trouver rapidement un autre emploi, dans un contexte délicat.

Les réformes du marché du travail devraient permettre de réinsérer les chômeurs. Mais la flexibilité actuelle de ce marché, notamment via la facilité d’embauche des contrats intérimaires, n’est pas nécessairement une garantie de stabilité de l’emploi et se traduit généralement par une forme de précarité. Globalement le revenu disponible brut (RDB) a baissé de 3,2% depuis 5 ans. Cette baisse du RDB impacte directement la demande intérieure, très faible et qui a contribué négativement à la croissance du PIB en 2013.

Désinflation persistante = petit atout et gros danger

La demande intérieure est certes en berne mais elle pourrait bénéficier du recul de l’inflation et de la baisse des prix. En effet l’indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH) continue de baisser. Malgré la modération salariale, la baisse des prix pourrait stimuler la consommation privée en 2014, comme lors du dernier trimestre de l’année 2013 où elle avait augmenté de 0,5% par rapport au trimestre précédent. Malgré cet effet d’aubaine, le risque déflationnisten’est pas à écarter en Espagne.

L’effort des entreprises à se désendetter et à faire baisser les prix à la consommation, le niveau élevé du chômage et l’insuffisance de l’investissement contribuent à cette baisse de l’IPCH, mais il ne faudrait pas que cette désinflation se convertisse en déflation, ce qui compromettrait à terme la reprise en Espagne. Pour faire repartir l’inflation, les banques commerciales devront alimenter l’économie en crédit. Les banques espagnoles sont normalement débarrassées du risque sur la dette souveraine qui pesait sur leur bilan (le rendement des obligations espagnoles à 10 ans est passé de 7,6% en juillet 2012 à 3,06% fin avril 2014) et la probable, du moins attendue, prochaine opération de LTRO de la Banque Centrale Européenne (BCE) devrait leur permettre de relancer la machine du crédit.

Les dernières enquêtes de la BCE (bank lending survey) se sont révélées optimistes sur les conditions d’offre de crédit, à des taux peu élevés. Pour autant l’économie réelle ne semble pas bénéficier de ces conditions favorables, notamment à cause d’une trop faible demande de crédit. En effet les entreprises et les ménages, étant en pleine phase de désendettement, restent peu enclins à souscrire à de nouveaux crédits. Même si les taux d’emprunt sont bas, les exigences en termes de collatéral restent trop élevés. Pour y remédier, le gouvernement espagnol a récemment proposé des sources de financement alternatif pour les PME afin de contourner ces exigences des banques. Toutefois sans reprise du crédit, l’Espagne risque de rentrer dans une spirale déflationniste.

Même si l’Espagne n’est pas dans la même situation que le Japon des années 90, certaines similitudes apparaissent et pourraient laisser planer le doute. Si le pays ne trouve pas rapidement de solutions pour stimuler la consommation privée, la demande intérieure restera largement insuffisante pour soutenir la croissance. Une demande intérieure faible, couplée avec un chômage élevé et persistant alimenteraient alors une spirale négative : contraction de la demande, baisse des prix, hausse du poids de la dette (le ratio dette/PIB augmente mécaniquement avec la baisse des prix), faillites et défauts des entreprises, contraction de la demande etc…

Conclusion

L’économie espagnole poursuivra très vraisemblablement sa reprise en 2014 en s’appuyant sur le commerce extérieur. Ce regain de forme provient en majeurepartie de l’attractivité retrouvée de l’économie espagnole. Cette hausse de la compétitivité est le fruit d’un long ajustement, basé sur de nombreuses réformes parfois douloureuses.

Cependant cette compétitivité couve de nombreux problèmes. La flexibilité du marché du travail est certes un atout mais le chômage stagne encore à un niveau trop élevé et elle devrait sans doute introduire une précarité non négligeable. Les risques d’une telle situation pourraient être dans le meilleur des cas une demande interne faible pour les années à venir ou dans le pire des cas l’apparition de tensions déflationnistes.

Un modèle économique basé sur la compétitivité représente indéniablement un atout majeur pour sortir de la crise et relancer l’activité. Mais une économie ne peut reposer à terme uniquement sur cette caractéristique si elle veut avoir une croissance solide et durable.

Notes:

[1] Selon la définition de l’INSEE, « Les coûts salariaux unitaires sont les coûts salariaux par unité de valeur ajoutée produite. Les coûts salariaux incluent les salaires et traitements bruts versés par l'employeur (rémunérations, primes, congés payés, commissions et honoraires y compris cotisations sociales), augmentés des charges patronales. »

Références:

- BSI Economics, (2013), « Le désendettement des entreprises, quel avenir ? », Lequillerier Victor.

- BSI Economics, (2014), « Et si l’euro n’était pas le problème », Lorre Geoffrey.

- BSI Economics, (2013), « La compétitivité, un concept à utiliser avec précaution », Pietrzyk Nicolas.

- Concensus Forecast, (2014), Euro Area, Focus Economics, Mars 2014.

- FMI, (2013), 2013 ARTICLE IV CONSULTATION SPAIN, Aout 2013.

- OCDE, (2012), Economic Survey : Spain, Novembre 2012.

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