Si vous avez vu l'un des films de la trilogie "la vérité si je mens" , vous vous souvenez certainement que le cœur de l'intrigue porte sur la rédaction des contrats commerciaux entre des fournisseurs et des clients, et sur l'interprétation des dites clauses.
Les exigences du contrat d'une enseigne imaginaire de la grande distribution faisaient déposer le bilan à Eddie dans le premier, qui se venge dans le second en vendant à la même enseigne des survêtements de sport de la taille de vêtements de poupée. Le contrat ne précisait pas l'unité de mesure des vêtements, qui s'avérait être des millimètres... Dans le troisième épisode, les héros du film se vengent d'un escroc en ne lui vendant que les pieds gauche d'une marque de chaussures célèbre.
Si le film fait rire, en droit commercial, pas de vengeance, mais lorsqu'un contrat est mal lu par le fournisseur, ou que les clauses qu'il acceptent sont trop déséquilibrées, cela peut lui coûter effectivement cher : pénalités multiples, refus de la marchandise etc.
Mais depuis à peu près deux ans les amendes pleuvent sur ceux qui exigent de leurs fournisseurs des conditions commerciales trop déséquilibrées.
2.000.000 €, 1.000.000 €, 600.000 €. Des amendes significatives pour déséquilibres significatifs.
Cette disposition, adoptée il y a cinq ans déjà, porte les germes d'une révolution juridique : l'article L.442-6.I.2° du Code de commerce prévoit qu'un acteur économique - dans quelque secteur d'activité que ce soit - engage sa responsabilité s'il "soumet ou tente de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties". Son application ne progresse toutefois qu'à pas comptés, en raison certainement des réticences des acteurs économiques à s'en prévaloir, par crainte de rétorsions commerciales, ainsi que de la résistance judiciaire bien compréhensible de la grande distribution, première concernée.
La Cour d'appel de Paris a toutefois rendu deux arrêts essentiels, l'un en date du 11 septembre 2013 (Eurauchan c. Ministre de l'Economie) et l'autre en date du 4 juillet 2013 (EMC Distribution c. Ministre de l'Economie), ainsi qu'un troisième arrêt (en date du 18 septembre 2013 (GALEC c. Ministre de l'Economie) tout aussi intéressant mais peut-être plus anecdotique malgré le montant de l'amende imposé.
Ils portent des enseignements à la fois sur le fond des dispositions contractuelles susceptibles d'abriter des déséquilibres significatifs et sur la méthode adoptée. Dans la première affaire, la Cour d'appel confirme la condamnation d'Eurauchan à une amende civile de 1.000.000 €. Elle condamne EMC Distribution à une amende civile de 600.000 €, dans la deuxième affaire.
En ce qui concerne la matérialité des faits, trois types de clauses ont été examinées :
- une clause de retour des invendus;
- une clause de révision de prix, ou changement de tarifs;
- une clause relative taux de service;
La clause de retour des invendus, figurant dans l'"Accord commercial marque nationale 2009" d'EMC Distribution, a été examinée dans l'arrêt du 4 juillet 2013. Elle stipulait que le fournisseur s'engageait à reprendre intégralement le stock de produits invendus en fin d'exercice et/ou de période de commercialisation saisonnière. La Cour approuve le ministre de l'Economie d'avoir considéré que cette clause "impute au fournisseur la totalité de la charge de la mévente d'un produit, ainsi que le coût de la reprise, alors que le distributeur détient presque tous les leviers lui permettant, à ce stade, d'agir sur le niveau des ventes (fixation du prix de revente, choix de l'emplacement, opérations promotionnelles).". La Cour juge que "ainsi rédigée, la clause de retour des invendus met à la charge des fournisseurs une obligation, sans qu'aucune contrepartie ne lui soit accordée".
La clause de révision de tarifs figurant dans le même accord prévoyait une obligation pour le fournisseur de répercuter toute baisse des "éléments constitutifs de ses prix de vente" dans son tarif sans même qu'une demande d'EMC Distribution soit nécessaire, tandis que la demande de modification à la hausse était affectée d'un formalisme particulier mais à la totale discrétion d'EMC Distribution, à laquelle revenait la décision finale. La Cour rappelle que les clauses de révision de prix sont licites. Mais elle souligne que
"la combinaison de ces clauses prive le fournisseur de toute maîtrise sur l'évolution qui pourrait être nécessaire ou justifiée des tarifs en cours de contrat, abandonnant l'appréciation de l'opportunité d'une modification des prix au distributeur, qui pourtant ne peut ignorer combien la maîtrise de cette prérogative est essentielle à la compétitivité d'une entreprise."
De même, dans l'arrêt Eurauchan, la Cour relève l'absence de réciprocité dans les modalités de répercussion des hausses ou des baisses de tarifs, outre le fait que les modalités pratiques retenues dans la convention permettent à Eurauchan de figer le tarif lorsque le fournisseur sollicite une hausse.
La clause relative au taux de service dans le contrat Eurauchan imposait un taux de service minimum de 98,5%. La Cour relève qu'il n'était pas négocié ni négociable, qu'il ne tenait pas compte des spécificités de l'activité des fournisseurs et que ses critères de déclenchement est inconnu.
Eurauchan avait tenté de faire valoir que la convention unique était le fruit d'une véritable négociation, théâtre de concessions réciproques de chaque partie. La défense paraîtra hardie à quiconque connait les négociations commerciales avec la grande distribution. Elle n'a de fait pas convaincu la Cour qui relève "que dans la convention unique même négociée, il existe fondamentalement un déséquilibre" qui "devient significatif par la présence, dans le contrat unique, d'obligations injustifiées à la charge du fournisseur néfastes pour l'économie (et pour le consommateur)". La convention précisait d'ailleurs, en termes à peine plus juridiques, que le fournisseur qui n'apprécierait pas cette clause pouvait aussi bien se passer d'Auchan.
Ces arrêts portent également deux enseignements plus généraux en matière de déséquilibre significatif.
Le premier est qu'il n'est pas même indispensable qu'une clause instaurant un déséquilibre significatif ait été effectivement imposée. C'est un point qui est susceptible d'aider les entreprises, hors de tout contentieux, lors des négociations commerciales. La Cour considère en effet dans les deux arrêts que le seul fait d'inscrire une clause qui instaure un déséquilibre manifeste dans un document tel qu'un accord commercial constitue une tentative de soumettre un partenaire à un tel déséquilibre, qui est un cas d'ouverture de responsabilité au même titre que la soumission effective à un tel déséquilibre.
Le second enseignement porte sur la méthode d'appréciation du déséquilibre : faut-il apprécier chaque clause séparément, ou tenir compte de l'économie globale du contrat, une clause pouvant venir rétablir l'équilibre perdu ? Dans ces deux arrêts, la Cour reconnaît la possibilité théorique d'un rééquilibrage des relations mais considère, en pratique, qu'un tel rééquilibrage n'est pas démontré.
Enfin, justice ne serait pas pleinement rendue à l'inventivité de la grande distribution si la décision du 18 septembre 2013 n'était pas mentionnée. Le Galec avait été condamné à rembourser des sommes indûment perçues aux fournisseurs. Il devait les verser au Trésor Public, qui se chargeait de les restituer aux fournisseurs qui les réclameraient. Le Galec n'avait alors pas hésité à faire pression sur les fournisseurs pour obtenir d'eux qu'ils renoncent à ces sommes, allant jusqu'à leur fournir une lettre pré-rédigée par laquelle ils abandonnaient leurs droits. Condamné en première instance à payer une amende civile de 1.000.000 € pour avoir soumis ses partenaires à un déséquilibre significatif, le Galec a vu sa condamnation doublée en appel et portée, donc, à 2.000.000 €.