Chypre depuis le week-end dernier est synonyme d’invraisemblance. Incompréhensible de bêtise et d’incompétence de la part des autorités européennes et des gouvernements. Pour régler un problème parfaitement identifié et circonscrit, un problème de solvabilité des banques chypriotes, l’Europe a failli faire exploser la zone euro en inventant un impôt spécial sur les dépôts bancaires capable de garantir les aides communautaires. Sur le papier c’était nickel chrome, comme une circulaire administrative. Dans la réalité, on a détruit une grande partie de la confiance des déposants dans le système bancaire et pris le risque de contaminer toute la zone euro. Si, du jour au lendemain, les déposants européens perdent cette confiance, c’est la guerre civile pour récupérer son argent.
Les faits d’abord. Ils sont archi connus… Depuis des mois, Chypre, membre de la zone euro, est en situation de quasi faillite. Ce confetti économique de la Méditerranée dont le potentiel économique ne représente même pas celui d’un département français, 2,5% du PIB de la zone euro, a la spécificité d’être dominé économiquement par ses banques. Grâce à des facilités fiscales et un laxisme règlementaire savamment entretenu, Chypre est devenu une région d’accueil pour des capitaux internationaux sur l’origine desquels il ne faut pas trop s’interroger. C’est ainsi par exemple qu’une grande partie des oligarques russes qui ont capté des sommes colossales dans l’économie russe ont placé leur argent dans les banques chypriotes. Aujourd’hui on estime à 30 milliards d’euros le montant des capitaux places par les non-résidents. Colossal. 30 milliards c’est en gros 8 fois le PIB chypriote. Apres avoir été placé dans les banques de Chypre, cet argent ressort et il est investi soit en Russie soit ailleurs, en immobilier ou en industrie à Paris, à Londres ou à New-York, et cela selon les règles internationales en vigueur.
On a compris, l’argent d’origine bizarre est ainsi blanchi à Chypre et cela avec l’accord de tout le monde. Maintenant, les banques chypriotes non satisfaites de jouer les blanchisseries ou les boîtes postales ont aussi spéculé avec ce type d’opération.
En s’appuyant sur ces dépôts massifs, elles ont aussi beaucoup prêté pour permettre à leurs clients de faire des opérations avec des effets de levier encore plus lourdes. Elles ont prêté de l’argent, lui-même emprunté sur les marchés. Ce qui devait arriver arriva, la crise qui a effondré les prix de l’immobilier dans toute l’Europe, mais qui a aussi fracassé beaucoup d’appareils industriels, et terrassé l’économie grecque où Chypre avait beaucoup d’intérêts. Ces banques se sont retrouvées avec d’immenses sinistres. N’étant pas remboursées des prêts qu’elles avaient consenti les yeux fermés, elles ont été dans l’incapacité d’honorer leur clients.
Comme en Espagne, les banques chypriotes se sont retrouvées en situation de faillite. Comme en Espagne, le gouvernement a demandé de l’aide à la communauté européenne qui, de guerre lasse et pour éviter un effet systémique, a consenti une aide à l’État chypriote de 10 milliards d’euros en exigeant du gouvernement de Chypre qu’il taxe tous les dépôts bancaire de 10 % en moyenne. En bref, du jour au lendemain l’euro placé à Chypre se retrouvait amputé de 10 % de sa valeur.
Du coup il s’est passé ce qu’il devait se passer. Paniqués, les Chypriotes se sont précipités aux guichets des banques et aux distributeurs pour récupérer un maximum de leurs avoirs. Etranglées, les banques ont été obligées de fermer leurs portes.
C’est à ce moment-là que les gouvernements européens se sont réveillés et ont fait pression sur la commission pour qu’elle adoucisse la mesure en limitant la fameuse taxation aux dépôts supérieurs à 100.000 euros. On ne va donc taxer que les très riches et donc principalement les non-résidents dont les Russes à raison de 15 %. Les petits déposants seront épargnés, on confirme donc une sorte de garantie européenne des dépôts jusqu’à 100 000 euros ce qui avait été déjà acté lors du sommet de crise en octobre 2008 à Paris, mais le mal est fait. La confiance est à nouveau fissurée. Tous les Européens de la zone euro savent que, désormais, leur argent n’est pas forcement en sécurité dans une banque de la zone euro.
C’est incroyable et lamentable cette affaire. Elle souligne trois phénomènes et suscite évidemment trois séries de leçons.
1er phénomène : la gouvernance européenne a montré une fois de plus qu’elle était complètement irresponsable, avec des politiques incompétentes. Les technocrates ont demandé des garanties à Chypre en contrepartie des 10 milliards d’aide communautaire. C’est totalement normal et légitime. Mais en demandant que l’État taxe les dépôts bancaires, Bruxelles a créé une sorte d’impôt (ce qui est une première de la part de Bruxelles) et, d’autre part , Bruxelles a transgressé une règle et une pratique en usage depuis la faillite de Lehman Brothers à savoir qu’on ne devait plus toucher au contrat de confiance entre la banque et son client. Sinon, on fiche tout par terre.
C’est ce qui s’était passé en septembre 2008, le marché interbancaire s’est retrouvé bloqué et, pour éviter le Bank-run mondial, on se souvient qu’en octobre 2008, Nicolas Sarkozy, président de l’Europe et du G20 avait convaincu tous les chefs d’État occidentaux de garantir les dépôts bancaires et de sauver ses banques en cas de difficultés. Cette disposition avait été arrachée à Angela Merkel et Barak Obama.
Cette formidable partie de poker avait été gagnée, parce qu’en sécurisant le dépôt bancaire, on avait réussi à restaurer la confiance et le système économique était reparti. En s’attaquant aux dépôts bancaires, la commission de Bruxelles a pris le risque d’anéantir tous les efforts faits jusqu’à maintenant.
Mais le plus grave dans cette affaire c’est qu’aucun ministre de l’Économie ne s’est opposé à cette mesure quand elle a été proposée. Personne, pas un ministre français ou allemand, pas un chef d’État ne s’est levé pour dire qu’il y avait là un danger mortel pour le système. C’est assez incroyable. On imagine le tollé si Bruxelles avait un beau matin annoncé que les banques françaises devraient prélever à la source 10 % des dépôts. Cela aurait provoqué une révolution. S’agissant de Chypre, personne n’y a fait attention. Personne n’a même imaginé l’effet de risque contagieux que cela pouvait avoir sur les populations du reste de l’Europe.
Cette affaire ne révèle pas un dysfonctionnement des institutions, elle révèle l’incompétence notoire des représentants politiques européens face à la technocratie de Bruxelles. C’est aux technocrates de proposer des solutions, c’est au conseil politique de dire si elles sont politiquement compatibles ou pas. Le week-end dernier les politiques ont été nuls, absents ou endormis. Messieurs les ministres, choisissez l’excuse qui vous conviendra. En France on va sans doute accuser la rigueur allemande, l’intransigeance de Mme Merkel, et l’aveuglement des fonctionnaires, mais qu’ont fait les ministres français qui siègent a Bruxelles, qu’ont fait les parlementaires… Les institutions ne sont perverses que parce que les hommes qui les habitent sont incompétents ou lâches.
2e phénomène : l’Europe est incapable de traiter la question de ses paradis fiscaux. Le vrai problème de Chypre c’est que le pays est devenu une immense blanchisserie pour l’argent mal acquis par les personnalités russes. Le problème de Chypre, c’est que l’économie vit de ce commerce à la limite de la légalité. Le problème des banques chypriotes c’est, qu’avec cet argent, elles ont spéculé ce qui les a placées dans une situation fragile et dangereuse. Toute cette construction s’est faite avec la complicité passive de l’autorité européenne qui a laissé faire. Comme on laisse faire le Luxembourg, ou Monaco parce qu’au final tout le monde en profite jusqu’au jour où il y a un accident.
Mais ce jour-là plutôt que de traiter le mal à la racine, c’est-à-dire de demander aux dirigeants russes de payer leur cote part de la crise, c’est-à-dire de payer un droit pour utiliser des banques européennes (chypriotes en l’occurrence) comme blanchisserie, on ferme les yeux et on colmate la brèche sans s’apercevoir qu’on abime le contrat de confiance des Européens eux-mêmes. C’est à la diplomatie des pays européens de négocier avec M.Poutine un accord de transfert de fonds en Europe moyennant certaines conditions. Après tous, les Européens dont la France l’ont bien fait avec les pays du Golfe. Le Qatar peut investir en France à des conditions fiscales avantageuses. Il le fait et personne ne s’en plaint. Du moins pour l’instant.
Mais s’accorder avec le Qatar, ça passe dans l’opinion. S’accorder avec des Russes aurait été beaucoup plus difficile. On a préféré laisser Chypre servir de porte d’entrée aux capitaux étrangers en se fermant les yeux. Bref la real-politique a souvent beaucoup d’avantages. Elle porte aussi parfois comme à Chypre des risques insurmontables.
3e phénomène : il faudra une fois de plus confirmer le contrat de confiance. Quand on aura compris que la crise s’est développée aussi gravement dans le monde que parce que le contrat de confiance a été trahi entre tous les acteurs de la sphère économique, il faudra tout faire pour empêcher qu’il le soit de nouveau. Réaffirmer haut et fort la garantie des comptes bancaires jusqu’à 100.000 euros. Surveiller une fois de plus le fonctionnement des banques en leur imposant des règles qui sécurisent les épargnants et les clients qui ne les empêchent pas de faire leur métier qui est de financer l’économie et les entreprises. Bâle 3 oui, à condition de ne pas paralyser les banques dans l’exercice de prise de risque.
Dans la chronologie de la crise financière internationale, le système économique mondial a failli exploser à deux reprises.
Une fois en octobre 2008, quand le monde entier a douté de la solidité des banques. Une deuxième fois en octobre 2011, quand le monde entier a douté de la capacité des gouvernements européens à préserver l’équilibre de la zone euro. A chaque fois les responsables politiques ont sauvé le système en apportant la preuve qu’ils assumeraient leurs responsabilités quoi qu’il arrive. En 2008, chaque gouvernement a mis sur la table 700 milliards d’euros pour garantir les systèmes bancaires. En 2011, les gouvernements de la zone euro ont enfin convenu de mutualiser les efforts pour venir en aide à l’un d’entre eux qui serait en difficultés.
Beaucoup de ces gouvernements qui ont pris ces décisions courageuses ont été balayé par leur opinion publique. Ils se sont tous ou presque suicidés politiquement mais il faudra reconnaître qu’ils ont fait en sorte que les économies restent debout avec une chance sérieuse de se redresser si leurs successeurs sont aussi courageux. Faute de ce courage et de cette lucidité, la crise de 1929 avait tourné à la catastrophe mondiale.