En juin 2015, un rapport de 614 pages intitulé « Revue de dépenses sur les exonérations et exemptions de charges sociales spécifiques » a été remis aux pouvoirs publics.
Rédigé conjointement par l’Inspection générale des finances (IGF) et l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), ce rapport n’a été mis en ligne officiellement que le 28 avril 2016. Le meilleur moyen d’en prendre connaissance n’est pas d’aller sur le site de l’un ou l’autre de ces corps d’inspection : en faire la requête débouche alors sur une réponse du type « inconnu au bataillon ». Mieux vaut se rendre sur le site d’un think tank privé, l’IFRAP (Institut français de recherche sur les administrations publiques), où il est facilement accessible. Quel est donc ce document compromettant à propos duquel Tartuffe se serait exclamé : « cachez ce rapport que je ne saurais avoir rédigé » ?
Son objet est un ensemble de « 92 dispositifs spécifiques concernant des cotisations et contributions sociales assises sur des revenus liés directement ou indirectement au travail ». Le premier constat est la difficulté, voire l’impossibilité, d’y voir clair : « Au terme de ses travaux, la mission constate qu’il n’a pas été possible de proposer un chiffrage de coût pour 38 dispositifs sur 92, et ce quelle que soit l’année considérée entre 2012 et 2015. » Certes, la mission a réussi à faire une estimation pour 7 de ces exonérations mystérieuses, mais elle constate tristement : « il reste encore 31 dispositifs dont le coût est totalement inconnu, y compris en ordre de grandeur. » Nous sommes également dans la purée de pois en ce qui concerne les effets sur l’emploi.
Le législateur est de ce fait amené à voter des lois de financement de la sécurité sociale dont quelques chiffres sont grossièrement faux. Le plus bel exemple semble être la « déduction forfaitaire spécifique » qui réduit l’assiette des cotisations sociales pour diverses professions : « Le coût présenté dans l’annexe 5 au PLFSS pour 2015 était 590 M€ ; la nouvelle estimation produite dans le cadre de la mission indique un coût supérieur à 1,5 Md€. »
Ce rapport permet d’y voir plus clair sur les effets budgétaires que ces réductions de cotisations entraînent pour la sécurité sociale. En effet, tantôt le Trésor compense le manque à gagner des URSSAF, tantôt celles-ci subissent une perte sèche, mais on connaissait mal le montant de cette hémorragie pour les finances sociales. Sur 15,1 Md€ d’exonérations analysées par l’IGF et l’IGAS, 11,7 Md€ font l’objet d’une compensation : la sécu en est donc de sa poche pour 3,4 Md€. Le système de vases communicants entre l’État et la sécu est ainsi un peu mieux connu ; il entrave clairement les efforts de bonne gestion que peuvent faire les responsables et le personnel des caisses maladie, vieillesse, famille et accidents du travail, puisqu’une simple décision gouvernementale de ne pas compenser telle ou telle réduction de cotisations a plus d’influence sur les résultats de ces caisses que des années d’efforts pour diminuer les coûts de gestion et la fraude aux prestations.
Surtout, ce rapport conduit le lecteur à poser la question cruciale, celle que certains de ses rédacteurs se sont peut-être posée eux-mêmes, sans toutefois oser la consigner par écrit : pourquoi utiliser la manipulation du financement des prestations sociales comme instrument d’aide à l’emploi ou/et de soutien aux entreprises de telle catégorie ou/et de coup de pouce à certains revenus professionnels ? Si les pouvoirs publics veulent aider certaines entreprises, pourquoi ne leur font-ils pas tout simplement verser des subventions par le Trésor public ? Cette question ne remet pas en cause seulement telle ou telle niche sociale, mais le principe même des niches.
La réponse à cette question est probablement double. Premièrement, les subventions aux entreprises sont limitées par les règles européennes. Si l’État français voulait procéder de cette manière, il lui faudrait discuter, fournir des justificatifs et, dans bon nombre de cas, finalement renoncer. Cette discipline européenne est saine, mais les pouvoirs publics de notre pays veulent pouvoir à la fois se prétendre de bons élèves de Bruxelles, et continuer leurs petites magouilles dirigistes et clientélistes. Ils agissent donc comme les élèves qui, pour jouer sur leur smartphone au lieu de suivre le cours, dissimulent leur appareil derrière un cahier. Si l’enseignant n’est pas dupe et les morigène, ils prétendent qu’ils étaient en train de chercher sur Google un complément aux passionnantes informations données ex cathedra. La première explication du recours aux exonérations de cotisations et contributions sociales, y compris celles du CICE (qui ne font pas partie du rapport sous revue), est donc tout simplement la triche par rapport à des engagements européens imprudemment souscrits.
Le second élément de réponse tient à l’utilité de la complication pour les différents niveaux hiérarchiques qui participent à la mise en place et à la gestion de ces myriades de dispositifs tarabiscotés. Le lecteur trouvera dans notre ouvrage Le Labyrinthe une analyse plus fouillée des avantages que la complication présente pour les différents acteurs : ceux qui prennent les décisions, ceux qui les préparent, et ceux qui les exécutent. Rappelons simplement que la préparation d’une mesure d’exonération supplémentaire est souvent à la portée du premier parlementaire ou secrétaire d’État venu : pour lui, c’est très simple, c’est à d’autres que cela va compliquer la vie. Il en va de même, bien sûr, pour les membres du cabinet qui cherchent une mesure à proposer à leur ministre. Et ensuite, ceux qui auront ainsi ajouté une couche de plus au gigantesque mille-feuille administratif seront assez tranquilles : si la Cour des comptes ou un corps d’inspection regarde les choses de plus près et dit, avec onction, que ce n’était pas vraiment ce qu’il aurait fallu faire, il n’y aura aucune sanction, ni même la moindre recherche de responsabilité.