[Lettre ouverte à un président de syndicat]
Comment changer le système? Un président de syndicat m’a interrogé récemment sur la meilleure façon de relever le pays et sur la méthode à suivre pour y parvenir. Je me permets de lui répondre sous forme d’une lettre ouverte, car je sais que beaucoup de lecteurs se posent la même question…
Cher Président,
Vous m’avez interrogé sur la meilleure façon, selon moi de « changer le système », pour reprendre cette expression consacrée, et sur ce qui me semblait être la meilleure méthode pour y parvenir. Vous m’avez d’ailleurs touché, en me posant cette question, puisque j’ai senti dans le timbre de votre voix lorsque vous m’interrogiez cet étrange mélange de désespérance, de colère, de détermination et d’angoisse, que je connais bien, face aux périls au devant desquels nous courons tous.
Votre question est suffisamment sérieuse, et l’amour que nous partageons pour notre vénérée patrie est suffisamment intense pour que je prenne un peu plus de temps qu’une simple conversation pour partager avec vous mes idées sur ce sujet.
Le système est l’ennemi du sens
La première étape à suivre dans le cheminement que je vous propose consiste à s’abstraire des vaines polémiques, des querelles de chapelle et des préjugés imposés par le « système » lui-même. Pour changer celui-ci, il faut commencer par le regarder avec des yeux neufs, détachés de toute idée préconçue, et se donner la liberté de poser sur lui les mots qui correspondent à ce que l’oeil en voit. Bref, il faut lui donner le sens qu’il mérite.
Dans vos fonctions, vous croisez par exemple nombre de confrères qui parlent au nom de la liberté d’entreprendre, du marché, de la concurrence, de l’entreprise, voire même certains qui se déclarent libéraux. Ou, inversement, vous en croisez d’autres dont les discours regorgent de mots comme solidarité, protection, nouveaux droits, etc. Il est salutaire, chaque fois que ces mots sont prononcés, d’interroger leur correspondance avec la réalité.
Par exemple, combien de syndicats patronaux parlent-ils de « marché » ou de « concurrence », tout en suppliant chaque fois qu’ils le peuvent l’Etat et ses services d’adopter une nouvelle réglementation ou une nouvelle règle qui servira leurs intérêts? Combien de ces défenseurs de la libre concurrence pestent-ils contre l’excès de celle-ci et plaident-ils pour sa réduction à la portion congrue (au nom, bien entendu, de la loyauté, de l’intérêt général, etc.)?
Chaque fois qu’un acteur du système réclame une prise d’acte en contradiction avec les intentions qu’il affiche, vous pouvez être sûr que votre esprit doit salutairement se consacrer au travail de retour au sens. Pour ce faire, il suffit de comprendre que les intentions affichées sont d’autant plus « morales » que les actes réclamés par celui qui les affiche sont à rebours des convictions qu’il exprime.
Le système est un théâtre d’ombres
Ce travail de retour au sens vous montre rapidement que le « système » est un théâtre d’ombres et d’exécuteurs de basses oeuvres dont les commanditaires craignent la lumière. Et c’est d’ailleurs la grande force de ce gouvernement profond que de s’appuyer sur un attirail de décors en carton-pâte pour transformer le citoyen que nous sommes en un spectateur de théâtre, qui gobe une intrigue douce à entendre et qui endort sa conscience devant ce « story-telling » destiné à lui rendre acceptable et légitime une conclusion que la simple raison ne peut tolérer.
Cet attirail de décors s’appelle aujourd’hui la démocratie représentative, avec son cortège de commissions, d’instances, d’organismes consultatifs divers, avec sa comitologie savante, qui donne au spectateur l’illusion qu’il décide lui-même de l’intrigue qui se déroule sur la scène, alors que celle-ci obéit scrupuleusement à un scénario écrit ailleurs et à l’avance.
Lorsqu’il arrive que les spectateurs demandent une autre fin, ou une autre péripétie que celle à laquelle ils assistent, les scénaristes mettent entre parenthèses la règle du jeu et reprennent directement la maîtrise de l’intrigue. Ce fut le cas flagrant du referendum sur l’Europe de 2005, où le pouvoir en place décida finalement de passer par la représentation nationale pour obtenir sans vergogne ce que la consultation directe du public lui avait refusé.
Comment le gouvernement profond choisit ses acteurs
Face à un public de plus en plus remuant, le gouvernement profond a besoin d’acteurs compétents, convaincants, qui exercent sur le public une séduction suffisamment grande pour que le scénario écrit en coulisse arrache un tonnerre d’applaudissements, et non une série de huées qui compromettrait ses intérêts.
Le casting des acteurs constitue donc un exercice délicat qui ne peut être laissé au hasard. Sur ce point, le système rivalise d’astuces pour multiplier les filtres destinés à écarter les personnalités trop dangereuses. C’est pourquoi la question que vous m’avez posée: « comment changer le système? », qui pourrait se formuler aussi par un « comment changer le scénario qui se joue? », est délicate.
La grande règle imposée parle gouvernement profond pour autoriser ou justifier votre présence sur scène, comme acteur, est celle de la loyauté. Le système attend de vous que vous mettiez votre talent au service du scénario qu’il rédige, et non que vous ayez l’illusion que vous pouvez jouer votre propre partition.
La liberté dont vous disposez est celle d’arbitrer en permanence entre le contentement que vous avez de jouer le scénario qui vous est proposé, avec le droit de faire varier quelques mots, et le désir que vous souhaitez assouvir de changer de fond en comble le contenu des répliques, qui rendra tôt ou tard votre présence sur scène extrêmement difficile.
Comment le gouvernement profond exclut les acteurs indociles
Dans l’hypothèse où vous souhaiteriez vous affranchir de ces règles imposées à l’avance, le gouvernement profond dispose d’un arsenal, d’une panoplie de mesures qu’il faut connaître à l’avance pour exercer sa liberté de choix avec pertinence.
La première arme du gouvernement profond pour convaincre les récalcitrants consiste à changer les règles du jeu qu’il vous est demandé de jouer.
Un exemple des changements récents de règles du jeu vous illustrera mon propos. Nicolas Sarkozy avait, à la fin de son mandat, expliqué qu’il contestait l’existence de « corps intermédiaires ». Son successeur a rapidement repris le cours du scénario original en imposant ouvertement une préférence pour deux de ces corps intermédiaires: la CFDT et le MEDEF. Il a gravé dans le marbre que le MEDEF devenait le syndicat majoritaire dans le monde patronal, en lui accordant 60% des voix au lieu des 50% dévolues jusqu’ici.
Vous le savez, ce changement des règles du jeu vise à resserrer la vis qui bougeait trop et à rendre incontournables des corps intermédiaires dont le sort a subi des menaces.
Une deuxième arme du gouvernement profond consiste à diaboliser ceux qui s’écartent de leur partition, à les discréditer ou à les décrédibiliser. Là encore, les techniques ne manquent pas pour rendre inaudibles ceux qui veulent s’écarter du scénario choisi pour eux. Il suffit d’ailleurs de les accuser d’avoir la rage pour que le public demande leur éviction.
L’arme ultime, lorsque les deux premières ont été épuisées, est bien connue. Elle s’appelle la campagne de déstabilisation. Certains exemples récents, à la CGT entre autres, l’ont montré.
Comment déterminer son choix
Face à cette règle du jeu, se pose désormais la question de la détermination de votre conduite. Dans tous les cas, vous savez que vous ne pourrez être sur scène et changer substantiellement le scénario qu’il vous est demandé de réciter. Tout au plus, pourrez-vous changer quelques mots ou quelques virgules, mais en ayant franchi le cap de la censure.
Et vous voilà, à la recherche d’une casuistique jésuitique pour orienter votre choix, dont les prémisses sont simples.
Soit vous pensez qu’il faut effectivement une scène pour occuper le public, soit vous ne le pensez pas.
Si vous pensez l’existence d’une scène inutile, votre choix est simple: vous comprendrez que votre liberté de parole et d’action vous condamnera au pire à devoir quitter une scène que vous jugez inutile, et, dans ce cas, soyez libre! mais n’attendez pas des autres acteurs qu’ils applaudissent à vos propos. Ils vous haïront, vous diffameront, vous nuiront à des degrés plus ou moins intenses selon la liberté que vous vous arrogez et selon la résistance que vous leur opposerez.
Si vous pensez que la scène, que le théâtre d’ombres, sont des éléments indispensables à notre société, il vous appartient d’en protéger l’existence en plaçant l’intérêt supérieur de la société avant vos convictions personnelles.
Le public est seul coupable
Sur le fond, le public jamais ne peut être exonéré de sa responsabilité face à la médiocrité du scénario qui lui est proposé. Le public a toujours la faculté de quitter la salle où il est maintenu en état d’asservissement. Il a la faculté de ne pas payer sa place, ou d’en demander le remboursement jusqu’à ce qu’un autre scénario lui soit joué. Il a la même la faculté de révoquer les scénaristes.
Au fond, le public n’a guère que ce qu’il mérite, et rien ne peut l’affranchir de cette responsabilité.
Tel est, cher Président, ma réponse à votre question: « comment changer le système? ». Elle se résume, au fond, en une seule phrase: soyons libres et choisissons notre destin! rien ne peut nous exonérer de notre devoir d’accéder à notre liberté.
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog