Officiellement, la CFDT est devenue le premier syndicat de France. Et il est très probable que cela soit vrai: les « partenaires sociaux » s’y attendaient de longue date en suivant les résultats de terrain. Au doigt mouillé, il leur semblait clair que la CFDT grignotait des « parts de marché » au détriment de la CGT. Reste à savoir s’il s’agit bien du mouvement historique dont parlait Laurent Berger, et on regrettera ici la totale opacité dans laquelle ces opérations se déroulent.
L’opacité des résultats
L’idée que la CFDT soit devenue le premier syndicat de France dans le secteur privé est déduite de ses résultats agrégés dans la base de données Mars, qui collecte les procès-verbaux de résultats aux élections professionnelles et aux élections dédiées aux très petites entreprises. On notera que cette base est totalement opaque. Même le dossier de presse relatif à la mesure de la représentativité y est verrouillé:
La base est par ailleurs verrouillée et peu fréquentée. Il est donc techniquement impossible de vérifier l’exactitude des données qu’elle contient. On le regrettera, dans la mesure où certaines situations anormales se perpétuent, comme la présence de la CFTC à près de 10% de représentativité dans l’ensemble des entreprises.
Cela ne signifie pas que les résultats soient truqués. En revanche, la « démocratie sociale » se fonde sur des résultats qui ne sont pas vérifiables par les citoyens et cela pose un véritable problème. On ne peut donc que plaider ici pour une ouverture de la base de données au titre de l’open data. Cela nous laisserait penser que la CFDT n’est pas devenue le premier syndicat d’un monde digne du siècle dernier…
La CFDT est le premier syndicat du secteur privé… avec 10% des voix
Il faut évidemment replacer la notion de premier syndicat du secteur privé dans sa dimension réelle. De l’aveu du ministère du Travail, le corps électoral regroupe environ 14 millions d’électeurs. 5,6 millions d’entre eux se sont exprimés dans des élections professionnelles. La CFDT représente environ 26% des suffrages. Soit, un chiffre d’environ 1,4 million d’électeurs.
Donc, la CFDT a recueilli 10% des suffrages exprimés. En masse, ce chiffre n’est pas très différent de celui de la CGT (l’ensemble se joue à 100.000 voix près). C’est bien certes, mais cela est très loin de constituer une majorité. C’est même très loin de donner à la CFDT la légitimité à laquelle elle aspire pour donner le la.
Les déductions hâtives sur l’aspiration des salariés du privé
En matière de « démocratie sociale » (comme désormais dans la démocratie politique), on évitera donc soigneusement de se faire piéger par les pourcentages, et toujours on reviendra aux chiffres bruts. Avec 100.000 voix d’avance sur un corps électoral de près de 14 millions de personnes, la CFDT est très loin d’être hégémonique, et l’illusion selon laquelle les salariés auraient ainsi validé le quinquennat Hollande est bien sûr trompeuse.
Dans la pratique, les résultats qui viennent d’être publiés s’appuient sur une agrégation de résultats en entreprise pendant une période de quatre ans. Les salariés qui ont voté devaient désigner des délégués d’entreprise, issus de syndicats d’entreprise. Sur le terrain, la CFDT peut être beaucoup plus acrimonieuse qu’au niveau national. Il est même arrivé que certaines voix comptabilisées (dans le commerce à Paris) comme CFDT soient sujettes à caution puisque les dissensions entre la confédération et les syndicats locaux dans cette branche sont nombreuses.
Soutenir aujourd’hui que les résultats en entreprise valident la ligne Berger constitue donc une affirmation sujette à caution.
La victoire d’un syndicalisme moins politique
Ce qui est vrai, en revanche, c’est que le syndicalisme de la CFDT est souvent moins politique que celui de la CGT. Il n’est pas issu de la tradition anarcho-syndicaliste, mais de cette logique auto-gestionnaire, pragmatique, souvent réaliste. Là encore, il faut se méfier des déductions trop rapides. Certains syndicats d’entreprise de la CGT sont réalistes, et certains CFDT ne le sont pas. Mais il est vrai que majoritairement les salariés se tournent vers la CFDT parce qu’ils ne rêvent pas d’exproprier leur patron, mais qu’ils souhaitent obtenir de bons accords d’entreprise qui améliorent leur sort.
On interprétera donc plutôt les résultats de la dernière mesure de la représentativité comme la reconnaissance d’un cap franchi dans les entreprises en faveur d’un syndicalisme réformiste. S’il fallait y chercher le signal d’une déradicalisation de la lutte des classes, on le trouvera là.
La mesure de la représentativité, dix ans après
La loi prévoyance la réforme de la représentativité date du 20 août 2008, il y a près de dix ans. Cette année, la principe de la présomption irréfragable de représentativité (c’est-à-dire de la désignation des syndicats représentatifs par un arrêté ministériel) disparaît. Désormais, sont représentatifs au niveau national les syndicats qui totalisent plus de 8% des voix aux élections dans les entreprises.
Il se trouve que… la loi n’a rien changé dans les faits. Les 5 représentatifs des années 60 sont encore représentatifs aujourd’hui. La France, qui se distingue par son pluralisme syndical outrancier, se distingue aussi par sa capacité à faire durer ce pluralisme coûte-que-coûte.
La responsabilité posthume de Laurence Parisot
Les initiés regretteront donc, à titre rétroactif, les conditions de la négociation de 2008, où Laurence Parisot a cédé à la pression de certains mouvements patronaux qui voulaient, à l’époque, conserver « leur » fédération FO ou CGC ou CFTC. Le MEDEF aurait en effet pu fixer le seuil de représentativité à 10% sur l’ensemble des collèges. Pour sauver la représentativité de la CGC et de la CFTC, le MEDEF a concédé, dans l’ultime nuit de négociation, un abaissement du seuil à 8%, en acceptant les syndicats catégoriels.
Ce geste était destiné, à l’époque, à obtenir la signature des syndicats concernés. Mais il n’en fut rien…
On a raté, ce jour-là, une belle occasion de restructurer l’obsolète syndicalisme français.
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog