Ce que l’acquisition de Nokia par Microsoft nous apprend

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Par Julien Pillot Modifié le 27 août 2014 à 12h04

La capacité des économistes à prédire la survenue de faits économiques majeurs est un débat sans fin. L'idée selon laquelle les économistes sont infiniment mieux armés pour identifier a posteriori les raisons qui président à la formation d'une crise que pour l'anticiper avec un degré suffisant de certitude est ainsi très répandue. Nous souscrivons en partie à ce constat : les modèles de prédiction développés par les économistes sont, aujourd'hui encore, contraints par le caractère imparfait et incomplet de leur boîte à outils et des informations dont ils disposent. Il arrive cependant que les économistes, recoupant les signaux faibles envoyés par le marché avec quelque apport théorique, se trouvent en mesure de prédire un événement économique important, anticiper l'évolution des marchés et en tirer quelques enseignements. Illustration au moyen du récent rachat de la division téléphonie de Nokia par Microsoft.

Le 3 septembre 2013, l'acquisition du deuxième constructeur mondial de téléphones par le leader de l'édition de logiciels contre quelques 5,4 milliards d'euros a fait couler beaucoup d'encre dans la presse spécialisée. Au-delà du montant de l'opération, les implications à attendre en matière de dynamique industrielle dans un secteur innovant et à forte valeur ajoutée font de celle-ci un événement important de la vie économique ; un événement tel qu'un économiste aurait pu (ou dû) l'anticiper. Les analyses couvrant l'opération qui fleurissent dans les médias depuis l'annonce officielle sont en cela intéressantes que pour l'immense majorité d'entre elles (pour ne pas dire la totalité) ce rapprochement y est présenté comme « attendu », « dans l'air du temps », voire « inéluctable ». Il est amusant de constater que tout « attendu » que puisse être ce rachat, les marchés n'avaient semble-t-il rien vu venir comme en témoignent l'ampleur des mouvements enregistrés sur le titre Nokia quelques heures après cette annonce (+39% en deux jours). Pourtant, il était à notre sens possible, sinon de prévoir la date d'un tel rachat avec précision, au moins de prédire une telle concentration industrielle. C'était le sens d'un billet rédigé et publié par votre serviteur en date du... 8 août 2011 (consultable dans son intégralité ici).

Une acquisition stratégique prévisible

L'idée de cette réflexion était de montrer que l'acquisition de Nokia participe d'une stratégie engagée de longue date par Microsoft que l'observateur avisé ne pouvait ignorer. En substance, ce mouvement de concentration pouvait être inféré à l'aune de plusieurs signaux faibles, le premier d'entre eux résidant essentiellement dans l'inexorable perte d'influence de Nokia sur le marché des terminaux tandis que Microsoft cherche à pénétrer ce marché, notamment pour ne plus dépendre intégralement des OEMs partenaires (lire ici). Cette convergence d'intérêt a pu s'articuler autour de deux axes stratégiques ; d'une part, la nomination à la présidence de Nokia en septembre 2010 de Stephen Elop, ex Chief Executive de la division Business Office de Microsoft (et pressenti pour prendre la suite à Steve Ballmer à la tête de la compagnie) ; puis d'autre part, la signature en février 2011 d'un accord exclusif enjoignant la firme finlandaise à équiper ses terminaux du système d'exploitation (SE) Windows pour mobiles.

Le pari était à la hauteur du gap séparant le pouvoir de marché du couple américano-finlandais des nouveaux poids lourds de l'industrie du smartphone, Google, Apple et autres Samsung. Il n'est pas exclu de penser que les risques vis-à-vis d'une telle opération n'étaient pas équitablement répartis. Nokia, dont l'activité mobile constitue le cœur de métier, jouait son va-tout en renonçant à ses investissements passés pour développer leurs SE « maisons » (Meego et Symbian) pour miser sur un SE alors marginal et présentant un marché d'applications encore peu fourni. Microsoft, quant à elle, trouvait un débouché sécurisé pour son SE lui conférant, en outre, trois atouts majeurs : 1) un savoir-faire dans le secteur des terminaux ; 2) le temps nécessaire pour parfaire son produit (Windows Phone, lire ici) et l'optimiser autour d'une certaine architecture physique ; 3) l'opportunité de calibrer son nouveau business model autour de la continuité de l'expérience utilisateur conférée par l'écosystème Windows 8 (lire ici). Ce constat se vérifie en étudiant l'évolution des titres boursiers de Microsoft et Nokia, le cours de la firme de Redmond – encore relativement peu sensible aux activités « mobiles » de la major – s'appréciant de 37,5% entre septembre 2010 et 2013 tandis que la capitalisation de l'empereur déchu du mobile chutait vertigineusement dans le même temps (-58% en trois ans). Au final, ce rachat à « moindre coût » (valorisant la branche téléphonie de Nokia à environ 50% du montant dont s'était acquitté Google pour se porter acquéreur de Motorola et ses précieux brevets essentiels) est une aubaine pour Microsoft tout autant qu'une porte de sortie honorable pour Nokia qui n'avait plus les moyens de lutter efficacement et durablement sur le marché des smartphones (lire notamment les déclarations de Juha Varis pour Reuters) et qui va pouvoir se concentrer sur des activités de service rentables et sur lesquelles elle demeure très compétitive. Nous y reviendrons infra.

Quel avenir pour Microsoft et Nokia?

Si l'introduction de l'innovation de rupture que représente le smartphone est indubitablement à mettre au crédit d'Apple, c'est bien Google qui, en distribuant gratuitement son SE mobile « Android » à des constructeurs tiers, a réellement permis au marché de basculer en permettant à une offre « moyenne gamme » de se développer et trouver sa demande. Ce basculement est visible à travers les mouvements de concentration industrielle ayant vu les opérateurs historiques du marché des terminaux se faire progressivement absorber (Nokia, Motorola, Ericsson, demain Blackberry ?), mais également à travers l'émergence de nouveaux constructeurs dominants (essentiellement asiatiques avec Samsung, Huawei et LG) qui ont su profiter de la gratuité d'Android pour rapidement inonder le marché de produits globalement peu innovants, mais abordables pour le consommateur moyen.

La stratégie d'intégration verticale menée par Microsoft doit ainsi se lire comme la volonté affirmée par la firme de Redmond de participer pleinement à la compétition pour la suprématie sur le marché de la connectivité nomade alors que le marché du PC traditionnel semble avoir entamé une certaine phase de déclin. En substance, Microsoft espère que sa diversification dans le hardware (smartphones, hybrides tablettes/PC, Xbox...) soit de nature à stimuler l'activité créatrice de ses partenaires, mais surtout vienne soutenir les ventes des logiciels et services « maisons » à forte valeur ajoutée (Office, Zune, Azure, etc.). Pour bénéficier pleinement d'effets de réseau comparables à ceux de ses concurrents Apple et Samsung, Microsoft doit parvenir à créer un troisième écosystème suffisamment crédible et différenciant pour être perçu comme une voie alternative à iOS et Android. Le challenge à relever est de taille tant le retard accumulé au regard d'Apple et Samsung (lesquels se partagent peu ou prou 90% du marché des SE pour smartphones) est important. Pour ce faire, Microsoft devra capitaliser sur le succès de la gamme « Nokia Lumia » et tirer profit du large réseau logistique du constructeur finlandais, notamment dans les pays émergents où ses concurrents peinent encore à s'implanter. Enfin, en ligne avec sa stratégie de réorganisation « One Microsoft » (lire ici), il est fort probable que la firme de Redmond fasse disparaître la dénomination Nokia de ses futurs terminaux au terme de l'actuel accord commercial (portant sur 10 années).

Forte de cet important afflux de liquidités et du portefeuille de brevets qu'elle a su conserver, Nokia va pouvoir recentrer ses activités autour de produits et services compétitifs. Tout d'abord, la division nouvellement créée « Advanced technologies » sera en charge de la gestion de l'ensemble de la propriété intellectuelle détenue par la firme finlandaise laquelle, dans un contexte de guerre des brevets généralisée (lire ici), représente un actif hautement stratégique et valorisable. En second lieu, Nokia entend bien continuer à développer sa propre suite servicielle « Here » dédiée à la cartographie dynamique et à la géolocalisation. Bien que l'activité présente encore des résultats mitigés (900 millions de chiffre d'affaire en 2012) et doit faire face à la concurrence d'Apple (Plans) et de Google (Maps), elle reste ouvertement stratégique à l'heure où le marché des voitures connectées est en plein essor et fait montre de perspectives de croissance colossales. Or, les nombreux partenariats dressés avec constructeurs automobiles (Audi, Ford, BMW, ...) et entreprises spécialisées dans la navigation GPS (Garmin) confèrent à Nokia un avantage significatif sur ce marché. Enfin, les liquidités fraichement perçues devraient permettre à Nokia à la fois de renforcer sa filiale NSN (Nokia Solutions and Network), notamment dans le cadre de la concurrence féroce qui l'oppose à Ericsson, Huawei et ZTE sur le marché de la 4G (technologie LTE), mais également de relancer les pourparlers avec Alcatel-Lucent dans l'optique d'une fusion hypothétique et appelée de ses souhaits par le Ministère de l'Economie et des Finances (voir la tribune publiée en juin 2013 par Mme Fleur Pellerin et Mr Arnaud Montebourg arguant pour la constitution « de champions européens des télécoms »).

Faire le pari de l'innovation

Tandis que l'Europe, jadis berceau puis fer de lance de la téléphonie mobile, perd son dernier acteur d'envergure sur ce secteur, il est une leçon à retenir de ces dynamiques industrielles : dans le secteur du high-tech et des TIC, les positions ne sont nullement acquises et le marché jamais ne se fige. Ce mouvement perpétuel oblige les entreprises à constamment innover, trouver de nouvelles opportunités de marché, voire à réinventer leurs business models. Quitte à prendre l'initiative (et le risque) de tuer la poule aux œufs d'or ?

L'exemple de Kodak est à ce titre emblématique quand on sait que le prototype de l'appareil photo numérique dormait dans les laboratoires R-D du géant américain depuis plus de 15 ans quand la révolution numérique s'est opérée. Pour ne pas avoir voulu remettre en cause son modèle d'affaire entièrement basé sur l'argentique (et la chimie associée) et profiter de son avantage technologique pour s'offrir une transition douce et maîtrisée, Kodak a périclité jusqu'à risquer la disparition (placée sous le régime du chapitre 11 de la loi américaine des faillites jusqu'en Août 2013, elle tente aujourd'hui de se réorganiser autour du marché professionnel). Cette histoire trouve un certain écho du côté de Redmond alors que Microsoft disposait de la technologie Multitouch depuis une vingtaine d'années sans jamais parvenir ni à trouver des débouchés pour ses produits, ni à optimiser Windows pour un usage tactile. Globalement, c'est l'ensemble du virage du tactile qui a été opéré avec retard par Microsoft, tandis que sur le marché du cloud computing sa suite bureautique est désormais concurrencée par les applications en ligne de Google.

Ainsi le secteur du high-tech foisonne-t-il d'exemples de firmes jadis dominantes qui, pour avoir mésestimé le potentiel d'une innovation ou n'avoir su anticiper les évolutions du marché et des consommateurs, ont failli ou tardé à renouveler leur offre. De Nokia privilégiant les features phones (marché sur lequel il est encore dominant) aux smartphones, à Motorola ne s'étant jamais remis de la décision d'Apple d'équiper ses ordinateurs de microprocesseurs Intel, en passant par Blackberry ayant perdu son avantage concurrentiel avec la démocratisation de la messagerie en temps réel sur tous les SE modernes, les anciennes valeurs sûres de la téléphonie mobile ont commis des erreurs de management de l'innovation qui peuvent rapidement devenir rédhibitoires dans un environnement où la concurrence est particulièrement forte.

A l'instar des civilisations visées par Paul Valéry, les entreprises sont « mortelles » en ce qu'elles ont besoin d'inertie pour fonctionner correctement, cette même inertie qui entrave tant leur capacité que leur volonté d'anticiper les évolutions des marchés ou de s'adapter à celles-ci. Dans les secteurs technologiques, cet enseignement résonne de manière toute particulière.

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Docteur en Sciences Economiques de l'Université de Nice - Sophia Antipolis, Julien Pillot est l'auteur d'une thèse et de nombreux articles portant sur les politiques de concurrence, l'évaluation économique des pratiques de marché, les dynamiques d'innovation et le management stratégique de la propriété intellectuelle. Enseignant à l'Université de Versailles Saint Quentin où il dispense notamment des cours de niveau Master en économie de l'innovation, il est également chercheur associé au CNRS (GREDEG) où il travaille sur les dynamiques économiques de règlements des contentieux concurrentiels. Après un passage comme économiste au sein de l'institut VEDECOM dédié à l'éco-mobilité, il intègre en 2014 le cabinet d'analyse stratégique PRECEPTA (Groupe Xerfi) en qualité de Directeur d'études stratégiques en charge du pôle média et communication.  

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