L’éducation à deux vitesses aux Etats-Unis : un vecteur de la crise

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Par Raghuram Rajan Modifié le 10 juillet 2013 à 13h38

Raghuram Rajan, ex-chef économiste du FMI, fut l'un des rares à tirer la sonnette d'alarme en 2007, avant le début de la crise. Dans son livre intitulé "Crise : au-delà de l'économie", il en analyse les racines. Dans cet extrait, il évoque un système éducatif américain inégalitaire et pas suffisamment en adéquation avec les évolutions du monde professionnel. Un vecteur de pauvreté et de crise.

Le mouvement pour le lycée, lancé au début du xxe siècle, fut responsable de l'apparition d'une main-d'oeuvre formée et flexible qui vint peupler les usines et les bureaux américains. En 1910, moins d'un dixième de la population active américaine avait son bac ; dans les années 1970, au moment où Jane entrait dans le monde professionnel, plus des trois quarts l'avaient.

Bien que les épisodes d'adaptation précédents aient été couronnés de succès, la phase suivante de la course entre technologie et études a été, selon les termes des économistes de Harvard Claudia Goldin et Lawrence Katz, bien moins satisfaisante. Avec les récentes avancées technologiques, nombre de salariés doivent désormais posséder un diplôme universitaire pour accomplir leurs tâches. Mais l'offre de main-d'oeuvre possédant ce diplôme universitaire n'a pas suivi le niveau de la demande – le pourcentage de jeunes ayant le bac dans chaque tranche d'âge a même cessé d'augmenter ; il diminue même légèrement depuis les années 1970. Ceux qui ont la chance d'avoir des diplômes de premier, deuxième ou troisième cycle universitaire ont vu leur salaire augmenter rapidement : la demande de main-d'oeuvre diplômée dépasse l'offre. Mais ceux qui n'en ont pas – sept Américains sur dix, selon le recensement de 2008 – ont vu leur revenu stagner, voire diminuer.

Une demande croissante de main-d'oeuvre qualifiée, une offre qui ne suit pas

Entre une protection sociale très faible et une insécurité continuelle de l'emploi, avec le risque que de nombreux postes soient éliminés lors de la prochaine avancée technologique ou de la prochaine vague de sous-traitance, beaucoup d'Américains ont du mal à envisager l'avenir avec optimisme.

Bien que les Américains aient été, pour la plupart, très flexibles dans leur recherche d'opportunités – prêts à se déraciner et à traverser le continent pour un nouvel emploi –, ce qu'on exige d'eux désormais est bien plus conséquent. Nombreux sont ceux qui doivent retourner à l'école, pour pallier les défauts de la formation initiale qu'ils ont reçue au lycée, avant de pouvoir bénéficier pleinement des avantages d'une formation continue, tout cela en vue d'offres d'emplois distantes et incertaines. Certains manquent de détermination et de résolution pour l'accomplir d'autres n'en ont tout simplement pas les moyens. Ainsi, pour une mère célibataire de deux enfants qui arrive à peine à joindre les deux bouts avec deux emplois mal payés, bénéficier d'une formation continue est tout simplement inenvisageable.

L'écart entre la demande croissante de main-d'oeuvre qualifiée et l'offre qui ne suit pas, conséquence des déficiences qualitatives et quantitatives du système éducatif, n'est que l'une des raisons, même si c'est la principale, de la montée des inégalités. Les raisons de la montée des inégalités sont, bien évidemment, sujettes à d'intenses discussions, la gauche et la droite adhérant chacune à leurs explications favorites. D'autres facteurs, comme la déréglementation massive des dernières décennies et la montée de la concurrence, y compris en ce qui concerne les ressources (comme le talent), qui en a découlé, les changements des taux d'imposition, la baisse du taux de syndicalisation, et l'augmentation de l'immigration légale et illégale, ont sans aucun doute tous joué un rôle dans le processus.

Ils ne croient plus au rêve américain

Mais quelle qu'ait été la façon dont les inégalités ont augmenté, elles ont provoqué une large vague d'anxiété. Si le récit selon lequel l'Amérique est le pays des opportunités illimitées obtint jadis l'appui de la population, qui fit des États-Unis le bastion de la liberté économique, beaucoup n'y croient plus aujourd'hui. Les dirigeants, toujours attentifs à leurs électeurs, ont tenté de répondre à cette évolution préoccupante par une panacée : faire en sorte que les laissés-pour-compte de la croissance et de la technologie puissent bénéficier de facilités de crédit.

Ainsi, les défauts du système éducatif américain et, plus généralement, l'anxiété croissante des citoyens concernant l'accès aux opportunités d'emploi ont-ils indirectement entraîné un niveau d'endettement des ménages intenable, au coeur de cette crise. Le fait que la plupart des observateurs n'aient pas remarqué ce lien indique que cette ligne de faille est bien cachée, et donc particulièrement dangereuse.

Extraits de "Crise : au-delà de l'économie", par Raghuram Rajan aux éditions Le Pommier.

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Ancien chef économiste du Fond Monétaire International, Raghuram Rajan est actuellement professeur à la Business School de l'Université de Chicago, et conseiller financier du ministre de l'Économie indien.Lauréat du prix Fischer-Black en 2003, il vient de recevoir le prix Deutsche Bank in Financial Economics 2013.

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