Le 15 avril 2019, sous nos yeux embués de larmes, tombait la flèche de la très précieuse Cathédrale Notre Dame de Paris. Le week-end dernier, c'était autour d'une autre vieille dame, la Cathédrale Saint Pierre et Saint Paul de Nantes d'être partiellement ravagée par les flammes.
D'aucuns y ont vu un signe des temps, et de fait la question demeure de savoir si notre temps n'est pas celui de signes que notre humanité aussi blasée que nourrissant les chimères de l'homme augmentée n'est plus capable de voir. Sylvain Tesson, dans son magnifique ouvrage « Notre Dame de Paris ô Reine de douleur », écrivait, avec une émotion largement palpable au long des pages, au lendemain de l'incendie ravageur :
« La cathédrale ne s'écroula pas, le monde entier se mit à pleurer devant les décombres, des jeunes gens vinrent chanter sur le parvis, d'autres se souvinrent que la vocation de l'homme n'était pas de courir les allées des supermarchés. Des Français se mirent à genoux dans la rue ! Spectacle oublié, chagrin immense et partout partagé. Il naquit des tristesses en des coeurs qui se pensaient solides. Nous avions compris n'être pas dignes des flèches, il fallait se montrer à la hauteur du malheur ».
Se montrer à la hauteur du malheur était le véritable enjeu, c'était notre dernière chance disait Sylvain Tesson. Mais.... un an plus tard, c'est une autre cathédrale qui a bien failli y rester, c'est encore un peu de la mémoire de notre humanité qui a été dévasté.
Sylvain Tesson, pourtant, croyait déjà devoir tirer la sonnette d'alarme : « Trop d'empressement à faire table rase mène peut-être à ce genre de désastre. Et si l'effondrement de la flèche était la suite logique que nous faisons subir à l'Histoire ? L'oubli, le ricanement, la certitude de nous-même, l'emballement, l'hybris, le fétichisme de l'avenir… et un jour, les cendres ».
Dans la start-up nation, nous sommes en marche ! Pas question de se retourner pour regarder l'homme passer ! Nous n'avons pas le temps, l'efficacité est notre nouvelle religion, les incantations au progrès nos nouveaux hymnes…
L'oubli, l'indifférence ne sont-ils pas les nouveaux dogmes de notre civilisation 3.0 ?
Nos aînés, magnifiques cathédrales humaines, ayant traversé les époques, comme les vaisseaux de charge de Charles Peguy, ont été, elles aussi, les victimes de nos tristes amnésies. Ils ont souffert de notre course frénétique au progrès, ils étaient nos flèches indiquant la direction, et sont tombés à peu de jour près à la date anniversaire de la chute de celle de notre Dame de Paris. Nous étions invincibles, et un incendie a ébranlé nos certitudes, et mis à terre un joyau de l'histoire. Nous étions connectés, prêts à conquérir le monde à coup de 5G, et un virus a freiné brutalement nos ambitions, emportant, une fois encore, les plus fragiles. Nos aînés étaient nos cathédrales humaines, et dans une communion de tristesse ont péri en même temps que leurs sœurs de pierre, à cause de l'indifférence des hommes, qui ne regardent plus que leurs pieds, à défaut de regarder le ciel que montrent pourtant les flèches qui s'effondrent les unes derrière les autres.
Nous sommes loin du conseil avisé que donnait le poète Phocylide « Respecte les cheveux blancs : ces hommages que tu rends à ton père, rends-les de même au vieux sage ». Alors qu'il était déjà très malade et âgé, le pape Jean-Paul II voulut adresser une lettre aux personnes âgées, et il interrogeait au sein de celle-ci, comme en écho au poète Phocylide : « Et de nos jours ? Si l'on s'arrête un instant pour analyser la situation actuelle, on constate que chez quelques peuples la vieillesse est estimée et valorisée ; chez d'autres, au contraire, elle l'est beaucoup moins à cause d'une mentalité qui prône l'utilité immédiate et la productivité de l'homme. Une telle attitude amène souvent à déprécier ce qu'on appelle le troisième ou le quatrième âge, et les personnes âgées elles-mêmes en viennent à se demander si leur existence est encore utile. »
Cette réflexion prend tout son sens dans le contexte de l'épidémie que le monde a connu.
Quelle profonde tristesse à l'idée qu'à cause de la folie des hommes nous ayons dû enfermer à double tour ceux qui ont combattu pour que nous ayons la liberté, que nous ayons dû, au nom de leur protection, les enfermer dans leur solitude, interrogeant, comme l'a très exactement dit Jean-Paul II, le sens même de leur existence. Comment en est arrivé à oublier ce que Cicéron déjà disait : « le poids de l'âge est plus léger pour qui se sent respecté et aimé de la jeunesse. »
Est-on indifférent à ce point au sort de nos cathédrales ? Mais que vaut notre avenir sans une claire vision de notre passé ? Que valent nos progrès, s'ils ne sont marqués de la sagesse de nos aînés ?
« Ne néglige pas le discours des vieillards, car eux-mêmes ont appris de leurs pères », nous disait le livre du Siracide. Mais notre humanité est au-dessus de ça : nul besoin de sagesse à l'heure de Google. Nul besoin de mémoire à l'heure de l'efficacité. Nul besoin de s'asseoir et d'écouter l'âme de nos cathédrales, nos bouquets TV nous offrent bien plus. Un autre vieillard, le pape François, dans un discours prononcé à Rome un mois à peine avant le confinement en Italie, s'écriait de façon presque prophétique : « La vieillesse n'est pas une maladie, c'est un privilège ! » Oui, elle est un privilège pour nos jeunes à qui il faut faire retrouver le sens profond de leur existence : être des bâtisseurs de cathédrale !
Leur vie ne doit être rien de moins qu'une cathédrale gothique dont le philosophe Hegel pouvait dire « qu'elles étaient le jaillissement du sol et l’élancement vers le ciel ». Notre jeunesse, quelque peu perdue dans un monde d'immédiateté, a besoin de retrouver le chemin de la sagesse, celui des compagnons du Moyen Age qui patiemment ont bâti des ouvrages qui ont traversé les siècles, celui de leurs aînés.
Ils doivent, avec urgence, répondre à l'exhortation du vieillard qu'était Jean-Paul II en 1999 : « Tandis que je parle des personnes âgées, je ne peux pas ne pas me tourner aussi vers les jeunes pour les inviter à se tenir à leurs côtés. Je vous exhorte, chers jeunes, à le faire avec amour et générosité. Les anciens peuvent vous apporter beaucoup plus que vous ne sauriez l'imaginer. »
Nous avons rêvé d'un monde d'après : nous y sommes et celui-ci, si nous ne voulons pas qu'il soit le monde d'avant en pire, doit urgemment protéger l'âme des cathédrales, Einstein nous rappelant « la folie est de toujours se comporter de la même façon et d'attendre un résultat différent ».