Qu’un avocat engage des poursuites contre un film après sa diffusion, voilà qui n’a rien d’exceptionnel. Saisir la justice pour un film que personne n’a jamais vu, c’est plus intriguant !
Telle est pourtant l’inédite requête dont a été saisi le 19 février dernier le TGI de Paris, par un avocat parisien Maitre Jean Paul Baduel.
L’avocat entend obtenir - de gré ou de force - la transmission à un juge d’instruction par France Télévisions, d’un documentaire au titre évocateur, réalisé il y a déjà plusieurs mois mais non diffusé à ce jour : « L’étrange affaire des espions de Renault ».
Sujet de cette enquête sensible ? L’abracadabrantesque affaire des « faux espions à la solde des chinois » qui a longuement défrayée la chronique de la régie Renault et fait vaciller jusqu'à Carlos Ghosn.
« Pas sûr que la Régie Pub apprécie »
Sur la grille de France Télévisions, la « case » pour laquelle cette enquête a été commandée, s’intitule « Les docs interdits », ce qui traduit le caractère « offensif » d’un programme dédié à l’investigation.
De fait, selon nos informations, cette enquête journalistique a mobilisé d’importants moyens financiers et plus de 6 mois de tournage aux quatre coins de la planète : aux USA, en Roumanie, et même jusqu’au Japon. La réalisation en a été confiée à une société de production réputée, « Point du jour ».
Commandé en janvier 2015, le film a été rendu et validé en septembre de cette même année. Validé signifie qu’après quelques corrections le sujet a été jugé par France 3 « bon pour service » et la diffusion. Seule légère réserve émise alors à l’époque par un responsable de France 3 : « C’est très bon oui, mais pas certain que la régie pub soit aussi enthousiaste ». De fait, Renault se trouve aussi être le premier annonceur de la chaine…
Carlos Ghosn : des certitudes et les preuves
Depuis silence radio. Plus de six mois sont passés et aucune date ne figure avant l’été pour sa diffusion à l’antenne. Chez « Point du jour » on n’a aucune nouvelle du film, « aucun retour de France Télévisions » confie une source qui a travaillé de près sur le sujet et qui ajoute : « l’actualité était pourtant particulièrement propice à sa diffusion. En mars, on vient de « fêter » les 5 ans de l’ affaire des « espions chinois », il y a eu aussi les difficultés entre Renault Nissan et l’Etat français toujours actionnaire du constructeur ».
Pour bien saisir l’enjeu un petit retour en arrière s’impose.
Le 23 janvier 2011, Carlos Ghosn intervient au journal de 20 heures sur TF1. Il déclare : « si on n'avait pas de certitudes, nous n'en serions pas là », (…) les preuves « sont multiples et c'est bien pour cela que nous avons déposé une plainte contre X ».
Quelques jours plus tôt, une fuite dans la presse révélait que la régie avait licencié trois de ses cadres supérieurs soupçonnés de corruption, au profit de la Chine !
L’affaire connaît alors un embrasement médiatique, politique et judiciaire exceptionnel. L’Elysée, Matignon, les services secrets, tout le monde est sur le pont. Une enquête classée « secret défense » est ouverte pour « espionnage ». Elle a des résonances internationales. Accusé d’avoir tenté de nous dérober les secrets du véhicule électrique, Pékin proteste vigoureusement !
Les révélations s’enchainent quotidiennement. On apprend le détail des comptes des « corrompus » en Suisse ou au Lichtenstein. Date d’ouverture des comptes, dépôts, montants, virements, aucun détail ne manque.
Las, le 14 mars 2011, Carlos Ghosn est de retour sur TF1. Cette fois, pour présenter ses excuses aux trois cadres injustement licenciés. Tout était bidon. En signe de repentance, M. Ghosn annonce qu’il renoncera à ses « bonus » de 2010, soit 1,6 million d’euros !
Tontons flingueurs et pieds nickelés
Dans la foulée de cet invraisemblable retournement de situation, on apprend que Dominique Gevrey, un ancien militaire employé au service sécurité de Renault, est écroué. C’est lui, tout seul ou presque, qui aurait fabriqué les fausses preuves brandies par son patron quelques semaines plus tôt !
Loin de s’apaiser, l’affaire se gonfle de nouvelles révélations.
Des enregistrements clandestins sont publiés sur internet par la presse. On y entend le DRH de Renault conduire lui même l’interrogatoire d’un des « corrompus » en usant d’un langage digne des « Tontons Flingueurs ». Le lendemain, nouvel enregistrement. Il met en scène l’avocat de Renault. Ce dernier « baladé » à Bruxelles par Gevrey, est à la recherche d’une mystérieuse « gorge profonde » des « services secrets belges ». L’avocat narre devant l’état-major du groupe ses exploits d'investigateur, de filatures en contre-filatures. La « gorge profonde » s’avéra être en fait un garde-champêtre à la retraite…
Paranoïa à tous les étages
En quelques semaines, on est donc passé de l’univers de John Le Carré à celui de Ribouldingue et des pieds nickelés.
Si le ridicule ne tue pas, il finit par emporter la tête de Patrick Pélata, numéro 2 du groupe, du DRH et de tous les membres du service de sécurité. Des mises en examen aussi. La plus sérieuse vise donc Gevrey pour « association de malfaiteur, en bande organisée, escroquerie ». Il est écroué plusieurs mois et apparaît aujourd’hui bien seul pour porter le chapeau d’un tel fiasco.
En effet, la question posée par cette affaire – c’est en partie le sujet du film – est la suivante : comment un employé subalterne a t-il pu, seul, manipuler le management d’une entreprise de plus de 100 000 personnes peuplée de la fine fleur des grandes écoles ?
Pour mesurer l’énormité de la manœuvre, on soulignera que le service de sécurité de Renault ne s’était pas borné à attribuer des comptes en Suisse à quelques cadres dévoyés. Moults schémas à l’appui, l’enquête entendait mettre en évidence un vaste système de corruption international dont le commanditaire final aurait été Toshiyuki Shiga, numéro 2 de Nissan et bras droit de Carlos Ghosn au sein de l’« alliance » entre les deux constructeurs !
Pendant des semaines, Renault a donc dépensé quelques centaines milliers d’euros en frais d’enquête pour valider cette ahurissante hypothèse.
Comment as-t-on pu en arriver là ? Comment expliquer une telle paranoïa, interroge le documentaire dont on attend la diffusion ?
On se doute qu’aujourd’hui Renault n’ait guère envie de voir ces douloureux souvenirs remonter à la surface.
Maitre Baduel, l’avocat de Gevrey est d’un tout autre avis. « Les journalistes de « Point du jour » sont allés où aucun de vos confrères n’ont curieusement mis les pieds. Ils ont interviewé Pélata aux Etats-Unis. C’est la première fois que celui-ci s’exprime sur le fond du dossier. Ils sont allés au Japon au contact de Nissan. Leur enquête intéresse la Justice et doit être versée au dossier. Dans l’intérêt de mon client comme dans celui de la manifestation de la vérité. Cinq ans après, que cherche-t-on à cacher ? ».
Reste à savoir si la Justice fera droit à cette requête. Réponse après le 15 mars.
Par Michel Delapierre et Eric Laffitte