La bureaucratie sur le gril : Lire Isabelle Saporta

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Par Jacques Bichot Publié le 4 novembre 2020 à 6h00
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@shutter - © Economie Matin
35,2%Les tâches administratives occupent en France 35,2 % du personnel hospitalier

Cette journaliste a écrit plusieurs ouvrages, depuis Le livre noir de l'Agriculture en 2011, mais je ne connaissais pas son existence jusqu'à ce qu'une brève présentation de son dernier livre, Rendez-nous la France, paru il y a un mois, me le fasse acheter.

Un achat que je recommande à mon tour, car il est rare de trouver une analyse aussi décapante de ce qui handicape notre cher pays. Cette critique est constructive. L'ouvrage débute d'ailleurs par une préface intitulée « Fière d'être française » et se termine par les trois phrases suivantes : « Remercions donc chacun d'entre nous de l'aimer si fort, la France. D'en être si fiers. Et de vouloir la porter si haut. » Il s'agit donc de réformer par amour de son pays.

La « petite caste »

Dès l'introduction, Isabelle Saporta n'y va pas de main morte : selon elle, nous assistons à une « déconstruction de la France », qui dure depuis longtemps, parce que cela fait « un moment que nos élites ont trahi ». Qui sont ces élites ? « Un quarteron d'énarques », qui n'ont aucune confiance dans « la France du terrain », que leur goût pour les process, les reporting, les notes de synthèse et la verticalité éloignent des réalités.

Cette « petite caste », que l'auteur identifie à la technostructure, met en place des mesures uniformes, ne tenant pas compte des particularités locales. Par exemple, une Région avait obtenu de beaux résultats en matière d'emploi en nouant de bonnes relations avec divers acteurs tels que Pôle emploi et les entreprises locales. Quelques années plus tard, la technostructure nationale s'aperçut de cette réussite. Que fit-elle ? « Une loi-cadre afin que les recettes de bon sens promues depuis des années sur le terrain s'appliquent désormais à tous et uniformément sur le territoire ».

Cette substitution de la contrainte administrative à la libre innovation ne donna pas les résultats escomptés. Isabelle Saporta a peut-être pensé comme moi à la tirade du nez, ce petit bijou d'Edmond Rostand où Cyrano, après avoir improvisé avec talent sur son grand nez, conclut à propos de ses impertinences : « Je me les sers moi-même avec assez de verve, mais je ne permets pas qu'un autre me les serve ». En une phrase, tout est dit : les Régions ne veulent pas qu'on leur dicte leur conduite, alors-même qu'elles iraient volontiers se renseigner sur ce qu'a fait avec succès l'une d'entre elles, en vue de l'imiter - mais librement, et non sous la dictée de petits marquis.

Encore s'agissait-il là de propositions qui, si elles n'avaient pas été érigées en règles impératives, auraient été bien accueillies. Alors qu'en est-il « des règles qui s'abattent sur nous comme la grêle. Des règles qui ne sont adaptées en rien. Des règles qui sont un affront au bon sens. » ?

Des ersatz de cost-killers

Le chapitre 5, intitulé « Ils se prenaient pour des cost-killers », est particulièrement savoureux. Isabelle Saporta y montre comment notre technostructure parvient à la fois à payer avec un lance-pierre les membres de corporations vitales pour le service public, à commencer par les enseignants, tout en ruinant la République par d'énormes dépenses inutiles. La cause de ce fiasco est simple : « l'argent ne va jamais sur les troupes de terrain, et toujours sur la technostructure ».

Non pas que celle-ci soit particulièrement bien payée. Mais, fait remarquer I. Saporta, elle prolifère, et s'appuie sur des armées de fonctionnaires inutiles. L'hôpital est typique de cette mauvaise allocation des ressources : sous prétexte de ne dépenser que le strict nécessaire, des règles tatillonnes ont été instaurées, mobilisant des effectifs énormes pour tout contrôler, produire en masse des rapports inutiles. Résultat : Un personnel administratif pléthorique, mais cinq fois moins de lits de réanimation qu'en Allemagne, parce que l'on rogne année après année sur les investissements et le personnel médical pour s'offrir une monstrueuse bureaucratie, dans les établissements de santé et dans les ARS (Agences régionales de santé).

Concrètement, les tâches administratives occupent en France 35,2 % du personnel hospitalier, contre 24,3 % en Allemagne. Nous pourrions augmenter de 100 000 les effectifs de « soignants », en diminuant d'autant les postes administratifs, si l'hôpital français s'inspirait de son homologue d'outre-Rhin. Et si nous nous renoncions aux cost-killers bureaucratiques qui, du fait de leur incompétence, réduisent la productivité du travail au lieu de l'augmenter.

Le drame de l'incompétence

Cette plaie de la haute administration avait été analysée, en 2007, par Jean-Michel Fourgous, un docteur en psychologie ayant travaillé au CNRS, devenu ensuite chef d'entreprise, puis élu député. Les hauts-fonctionnaires ne sont pas préparés à rechercher l'efficacité, mais à contrôler que tout est bien conforme aux règles en usage, dûment enrichies par leurs soins. Il en résulte une pléthore de personnel administratif, qui produit des millions de lignes d'écriture sur papier et sur informatique.

Le cas de l'hôpital, qui vient d'être cité, est là encore typique. Son importance pour la santé publique et le fait que les hôpitaux publics emploient 1,2 million de personnes engagent à l'examiner de près. Si notre administration hospitalière n'était pas inutilement pléthorique, il pourrait y avoir 100 000 soignants de plus dans les hôpitaux français, comme indiqué ci-dessus, ou des budgets moins lourds pour la Sécu, ou du matériel plus moderne. Pourquoi donc cette hypertrophie de l'administration à l'hôpital ? Parce que l'esprit bureaucratique est dominant, surtout parmi les énarques : il faut toujours plus de procédures, toujours plus d'autorisations à obtenir, toujours plus de rapports à rédiger.

Le système secrète complication, paperasserie et inefficacité, et bien sûr pas seulement à l'hôpital. Avec l'intervention des hommes politiques, la volonté affichée de simplifier les normes en vigueur, elle-même, aboutit à l'effet inverse : « à chaque nouvelle mandature, la suivante déconstruira scientifiquement ce que la précédente a établi, afin de proposer SON grand œuvre dans la lutte contre les normes. » Les dirigeants politiques ont la volonté de briller, de paraître des réformateurs géniaux, si bien qu'ils attisent la propension aux changements inutiles qui existe déjà naturellement chez les hauts-fonctionnaires désireux de briller.

Ce terrible manège du « faire semblant »

Isabelle Saporta n'y va pas par quatre chemins : elle dénonce la propension de nos dirigeants politiques à « faire semblant » plutôt qu'à « faire ». Selon elle : « On s'agite, on mouline avec les bras. On communique. Rien ne change. » La haute administration y trouve son intérêt : elle a du grain à moudre. Elle peut produire du nouveau, du nouveau qui, comme le dit un impertinent dicton, soit semblable à l'ancien.

Isabelle Saporta conclut : « Bref, ce grand combat que l'on attend des politiques pour simplifier le mille-feuilles, un combat qui, en outre, nous apporterait la bagatelle d'un milliard et demi d'euros par an … personne ne semble vraiment avoir envie de le mener pour l'instant. » Terrifiant !

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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