Le blocage sélectif des publicités par Free, qui défraie la chronique depuis la semaine dernière, illustre une nouvelle fois la complexité du modèle économique Internet. Dans la répartition actuelle des recettes dégagées par Internet, rares sont en effet ceux qui y retrouvent leurs petits. En réalité, le poids pris par Google, dont le moteur de recherche constitue l’épine dorsale de sa puissance industrielle, contribue à la fois à l’étranglement de l’économie actuelle de l’information, sans permettre la véritable émergence d’un modèle alternatif. Trouver ce nouveau modèle de business, plus équilibré, c’est à cela que s’emploient les acteurs de l’Internet aujourd’hui.
La position dominante de Google n’a en soi rien de très neuf dans l’histoire du capitalisme. En somme, Google exerce aujourd’hui les fonctions d’imprimeurs-libraires-éditeurs bien connues avant l’invention des droits d’auteur. La fonction de moteur de recherche peut en effet s’apparenter à la fonction ancienne de libraire. Elle consiste à satisfaire la demande de lecture d’un particulier, en l’espèce l’internaute, par une mise à disposition d’écrits correspondant aux critères qu’il a énoncés. Le métier historique de Google est bien celui-là : face à une requête, Google offre un panel de lectures possibles.
L’originalité de Google, qui s’appuie sur l’immense puissance de la technologie Internet, consiste à mettre instantanément à disposition une myriade de documents, gratuits ou non. Cette offre révolutionnaire ne serait possible dans aucune librairie réelle. La puissance du numérique introduit un saut historique dans l’accès de l’homme au savoir. Avec 1 million de serveurs et plusieurs milliers de milliards de pages Web indexées, Google s’impose en Occident comme un géant industriel à tendance hégémonique. La taille critique atteinte par le moteur de recherche fait de Google l’un des premiers forums mondiaux, avec Facebook et Twitter. Forcément, ces chiffres-clés constituent un puissant vecteur de profit. Sans surprise, Google draine à lui des recettes publicitaires colossales, qui font sa fortune.
Comme le libraire du XVIIIè siècle, Google s’enrichit grâce à la mise à disposition des livres et ouvrages écrits par des auteurs désargentés. L’originalité de son modèle consiste à ne pas vendre directement ces publications, mais à percevoir des recettes publicitaires liées au trafic généré par le moteur de recherche. Tout l’enjeu des différents bras de force engagés avec Google consiste à opérer une révolution identique à celle de la loi du 17 juillet 1793, qui reconnut pour la première fois le droit moral et patrimonial de l’auteur sur son oeuvre, au détriment du libraire. Ce sujet est toutefois loin d’être simple, car il ne porte plus sur le produit de la vente directe, mais sur la répartition des recettes publicitaires liées à l’indexation des sites, pages ou oeuvres par Google. Dans cette évolution, les auteurs européens présentent une fois de plus l’immense inconvénient d’avancer en totale désunion, et sans vision globale.
Leur premier défaut est de n’avoir développé aucun moteur de recherche alternatif à celui de Google. Alors que l’essentiel du trafic chinois, par exemple, ne passe pas par Google mais par le moteur autochtone Baidu, le trafic européen est structurellement dépendant de l’industrie américaine. Cet état de fait caractérise probablement le mieux la perte de puissance du Vieux Continent. Dans la société informative de demain, l’Europe ne disposera pas des outils indispensables à un rayonnement mondial. Au passage, notre gouvernement, qui multiplie les incantations creuses sur l’innovation industrielle, ferait bien de prendre ce sujet en main.
Deuxième défaut : les Européens n’ont arrêté aucune position claire sur le modèle à défendre en matière de répartition des droits. Ce point est bien regrettable, car l’actualité récente a montré que Google était bien loin d’être invincible dans un bras de fer. Ainsi, la presse belge est récemment parvenue à arracher à Google un accord qui pourrait utilement inspirer la presse européenne en général. Après un bras de fer au cours duquel Google n’indexait plus la presse belge, un compromis s’est dégagé. D’un côté, Google continue à indexer gratuitement les articles de la presse belge. Mais, d’un autre côté, Google accepte de nouer des partenariats commerciaux avec les éditeurs de presse dont il assure l’indexation. Cette solution permet de concilier intelligemment (même si la formule retenue dans ce cas n’a rien de définitif) les intérêts des uns et des autres.
Face à cette logique, la position de Free est sensiblement différente. Free est un fournisseur d’accès, qui remplit au fond le rôle du diffuseur ou distributeur dans l’édition papier d’aujourd’hui : il assure la livraison dans chaque foyer des ouvrages écrits par des auteurs et mis à disposition du public par Google, comme un distributeur assure la livraison de chaque libraire partout en France.
En mettant en place des systèmes de blocage des publicités, le fournisseur d’accès prend au fond l’auteur et l’éditeur en otage. Il séquestre les ouvrages en exigeant une rétrocession sur les droits d’auteur. En soi, cette démarche, si elle est brutale, est assez conforme aux pratiques de l’édition papier. Aujourd’hui, les distributeurs perçoivent une somme équivalant à environ un tiers du prix de vente du livre.
Du point de vue de Xavier Niel, il est assez facile de considérer qu’une part des recettes engrangées par Google grâce aux clients qu’il lui apporte doit revenir à Free. Au fond, que serait Google, sans les fournisseurs d’accès, et sans les investissements auxquels ceux-ci consentent pour assurer une présence satisfaisante d’Internet dans tous les foyers ? Et que Free négocie avec Google en bloquant le trafic publicitaire qui enrichit le moteur de recherches est au fond une démarche assez logique, à défaut d’être complètement élégante.
Ce qui est gênant, c’est l’ordre dispersé dans lequel les acteurs du Net ferraillent avec Google. Le bon sens voudrait que les milliards engloutis dans la dispendieuse administration centrale du ministère français de la Culture serve enfin la prospérité de ce pays en mettant l’ensemble des acteurs du Net autour d’une table pour arrêter une position juste et commune face à Google. Cette position devrait être un métissage intelligent entre l’accord obtenu par la presse belge et les revendications de Free.
Dans nos rêves les plus fous, nous pourrions même imaginer que la France prenne l’initiative européenne sur ce sujet. Le bon sens serait en effet que l’Union Européenne non seulement défende utilement son paysage culturel et informatif, mais qu’elle se dote d’un indispensable outil de puissance, qui s’appelle un moteur de recherche.
Mais cela supposerait sans doute que les pouvoirs publics ne soient plus le fait d’une caste dont l’action se limite à la défense de ses intérêts immédiats.