Les Échos du mercredi 18 septembre titrent à la une, sur 3 colonnes : « Ces milliards qui dorment sous les matelas ». Les deux pages (32 et 41) consacrées à l’utilisation des billets, que ce soit pour les paiements ou comme actif de réserve, fournissent des données intéressantes, mais l’une d’elle reprend, en ajoutant une précision, le titre de la une : « Ces 600 milliards qui dorment sous des matelas ».
En fait, les billets dits classiquement « en circulation », c’est-à-dire non stockés dans les chambres fortes des banques centrales nationales qui forment le réseau de la BCE, représentent un peu plus du double : 1.260 milliards. Ce chiffre résulte d’une forte augmentation au cours des 9 dernières années, puisqu’il ne s’élevait qu’à 820 milliards d’euros en 2010. Une pierre dans le soulier de ceux qui ne jurent que par le « numérique » au sens du terme qui restreint le « numérique » aux chiffres liés à l’informatique.
Les billets, comme les comptes à vue, sont des créances
Notons que les billets sont, au même titre que les comptes à vue, des créances sur une banque, c’est-à-dire des nombres soumis à un certain nombres de règles organisant les paiements. Si vous achetez au marché deux salades, trois artichauts et un kilo de pommes et si le vendeur vous dit « cela fait dix euros », en lui donnant un billet de ce montant vous le rendez créancier à votre place de la BCE, la banque centrale européenne. Si vous aviez payé par carte, utilisant votre compte à la BNP tandis que le marchand a le sien à la Société Générale, votre créance sur la BNP diminuerait de 10 euros, la créance du vendeur à la Générale augmenterait d’autant, et la BNP deviendrait débitrice de la Générale à hauteur de ces dix euros. Tout paiement consiste à modifier des créances et des dettes, qu’il s’effectue « de la main à la main » ou par une succession d’opérations informatiques.
Dès qu’un morceau de papier dûment imprimé sur du papier limitant fortement les risques de contrefaçon passe des tiroirs ou coffres-forts de l’une des banques centrales nationales membres de la BCE, il cesse d’être une vulgaire « vignette » pour devenir une créance du porteur sur la BCE. Le créancier est par convention celui qui est en possession du billet, ce qui simplifie les transactions : Y devient créancier à la place de X sans autre forme de procès, quand le billet passe d’une poche à une autre.
Le fonctionnement des banques centrales
Un billet représente donc une créance sur une banque centrale, créance dûment répertoriée (mais sans mention du porteur !) au passif du bilan de cet établissement. De ce fait, il constitue pour lui une « ressource » : en contrepartie la Banque centrale détient des actifs physiques (principalement de l’or) et surtout des créances (majoritairement des obligations émises par des États).
Les banques centrales sont donc dans une position analogue à celle des banques « de second rang » en ce sens qu’elles sont financées par vous et moi qui leur prêtons gratuitement « notre argent », ce qui leur permet d’être en contrepartie prêteuses en faveur d’autres agents, particulièrement des États. La similitude a évidemment des limites : les banques formant le système européen de banques centrales (SEBC) ont le pouvoir d’exiger des banques commerciales qu’elles « déposent » sur leurs livres des sommes calculées en fonction des dépôts de leurs clients. Ce sont les « réserves obligatoires », base de la puissance de la banque centrale sur les banques de second rang. En effet, si la BCE (ou la Bank of England, ou le Federal Reserve System) estime que les banques de second rang prêtent trop aux agents économiques, elles peuvent majorer les pourcentages de réserves obligatoires et modifier leurs taux d’intérêt : moins rémunérer les créances que les banques de second rang ont sur elles, et faire payer plus cher le crédit qu’elles accordent éventuellement à ces banques.
Le mythe de l’argent qui dort
Ce qui précède montre que les banques centrales vivent, comme toutes les banques, en prêtant plus cher qu’elles n’empruntent. Simplement, elles ne prêtent pas directement aux particuliers et aux entreprises, mais aux banques de second rang et aux États. Comme elles n’ont pas des fonds propres énormes en comparaison de leur bilan, leurs dettes représentent une très forte proportion de leurs créances. Les dettes au porteur – les billets – ne coûtent aucun intérêt. Dans une situation « normale » où les banques centrales prêtent et empruntent à des taux positifs, les billets représentent une « ressource » gratuite très appréciable : la banque centrale peut par exemple prêter à 3 % aux banques de second rang en s’endettant à taux nul auprès des ménages. Certes, la confection des billets, leur vérification, le remplacement de ceux qui sont en mauvais état, tout cela entraîne des frais, mais assez modestes en comparaison de ce que permettent d’encaisser les crédits accordés grâce aux billets, qu’ils soient « en circulation » ou mis en réserve sous un matelas ou dans un coffre-fort.
Dire des billets qu’ils constituent « de l’argent qui dort » est donc tout simplement faire la preuve que l’on ne connaît pas le B. A. BA du fonctionnement du système monétaire et financier. La détention de billets, comme l’épargne liquide et comme diverses autres formes de placement, est un moyen de financer (indirectement, bien sûr) les agents qui investissent dans des biens immeubles, des moyens de production, ou qui doivent détenir des stocks de matières premières et autres biens intermédiaires pour les besoins de leur entreprise.
Le problème et le pourquoi des taux négatifs
Le recours aux taux négatifs, pour certains emprunts publics et pour les dépôts à vue (en grande partie obligatoires) des banques de second rang sur les livres des banques centrales change un peu la donne, comme l’arrivée d’un chien dans un jeu de quille. En effet, alors qu’une Banque centrale peut obliger les banques de second rang à entretenir sur ses livres des comptes très conséquents assortis d’un taux d’intérêt négatif, les personnes physiques et morales qui détiennent des billets échappent à cette obligation. Véritable manne pour les banques centrales lorsque leurs ressources en provenance des banques de second rang sont coûteuses, la « monnaie fiduciaire », comme on dit, devient gênante.
À l’heure où j’écris (cela peut changer très vite), la BCE a fixé à – 0,5% le taux des dépôts au jour le jour sur ses livres : c’est nettement plus agréable pour elle que le 0% inhérent aux billets ! Quand on emprunte à – 0,5%, on peut prêter (aux États) à – 0,3% et dégager en fin d’année un profit respectable. Tandis qu’avec ces fichus billets, il est plus difficile d’aller toujours plus loin dans la politique de taux négatifs, si appréciés par les États surendettés.
On comprend donc pourquoi le vieux mythe de l’argent qui dort, datant de l’époque où les banques commerciales n’avaient comme déposants que la partie aisée de la population – moins de la moitié – a repris du service ces derniers temps. Vers 1900, les besoins des entreprises et des États étaient importants, mais la Banque de France et nombre de ses homologues étaient des établissements sérieux, ayant la volonté d’œuvrer efficacement à la stabilité monétaire. Aujourd’hui la BCE a pour objectif de passer de la stabilité des prix à une inflation d’environ 2 %, de façon que des États endettés au-delà du raisonnable puissent persévérer dans leur laxisme et leur mauvaise gestion en gagnant 23 millions par an pour chaque milliard emprunté : 2 % grâce à la hausse des prix et 0, 3 % de plus grâce aux emprunts publics à taux négatifs.
Le déficit le plus inquiétant est celui de l’intelligence
Dès que l’on connaît le fonctionnement du système monétaire et bancaire, l’arnaque saute aux yeux. Mais, alors que nos connaissances relatives à l’infiniment petit et à l’infiniment grand progressent magnifiquement, la lucidité économique est tragiquement en recul. Les mythes les plus éculés peuvent se substituer au raisonnement y compris dans les colonnes des publications réputées sérieuses. Nous pourrons bientôt accorder davantage de crédit à ce que les astrophysiciens nous disent d’exoplanètes situées à des dizaines, si ce n’est à des milliers, d’années lumière, qu’à ce que 90% des journalistes et 80 % des économistes nous disent de ce qui se passe sous nos yeux.