#Bendgate : Apple et les sales gosses

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Par Christophe Ginisty Publié le 3 octobre 2014 à 2h54

Le truc a fait un buzz de folie : quelques jours après la commercialisation effective de l'iPhone 6, des vidéos, des photos ont été postées un peu partout sur Internet, émanant d'utilisateurs qui auraient — noter l'emploi du conditionnel — acheté évidemment à prix d'or la dernier né d'Apple et qui, après l'avoir tout simplement mis dans leur poche de pantalon, l'auraient retrouvé légèrement courbé, plié, tordu.

Il n'en fallait pas plus que pour la toile se déchaîne et que, à l'image du Watergate, de l'Irangate ou autre scandale planétaire, les fans de techno, les geeks comme ont dit en ce bas monde, baptisent l'affaire de "Bendgate" du verbe "Bend" qui signifie plier en anglais.

Combien sont-ils ? Combien d'utilisateurs sérieux et honnêtes ont constaté ce désagrément ? Ont-ils vraiment utilisé le téléphone dans des conditions normales ou l'ont-ils torturé ? Nul ne le sait vraiment mais l'émotion ne s'embarrasse pas de statistiques. Il suffit que ça existe, ou que ça ait l'air d'avoir existé, ne serait-ce qu'une fois, pour faire hurler à la mort la communauté des aficionados ou des détracteurs.

En réalité, et je le dis d'expérience, cette campagne affolée qui repose sur le dénigrement immédiat dès le lancement de la dernière version du téléphone est un immense classique. Il se trouve que j'ai bossé 10 ans pour Apple, de 2001 à 2011, en charge des relations avec les médias et j'ai toujours connu ces irruptions "spontanées" de sales gosses instrumentalisés ou pas, prêts à tout pour prouver que les produits d'Apple ne sont pas ces merveilleux produits que vantent les dirigeants de la marque.

En, 2001 et 2002, ce sont les premières versions des iPod qui se sont fait descendre en flèche sur le thème "Mais que fout Steve Jobs ? On lui demande de fabriquer de bons organisateurs et il nous fourgue des disques durs pour écouter de la musique ! Absurde et sans avenir..." Lors de la première livrée des iPod nanos dont la surface était en verre (blancs ou noirs), des vidéos furent postées sur Youtube, montrant des types frotter leur iPod contre le bitume d'une route pour prouver au monde entier que le verre se rayait. On vit aussi des utilisateurs le jeter depuis la fenêtre de leur balcon pour nous démontrer que, dix mètres plus bas, il volait en éclats. Pas solide ce truc !

C'est un peu comme si vous achetiez demain une voiture neuve et que votre seule hâte était d'aller l'encastrer dans un platane pour prouver, vidéo à l'appui, que la plaque d'immatriculation n'a pas résisté.

Lorsque les premières versions d'iPhone sont arrivés, on a eu le droit à des iPhone dans l'eau, dans le sable, sous les pneus d'une voiture, frottés sur le bitume (un indémodable !). Il y eut même cette histoire d'iPhone qui aurait explosé et pris feu sans raison, épisode où je fus prié de fournir des explications à quelques journalistes qui n'avaient même pas pris le soin de vérifier que l'explosion en question avait bel et bien eu lieu avant de m'appeler. Ils le croyaient dur comme fer.

Et le même traitement fut quasiment infligé aux générations successives d'iPad, apportant l'ultime démonstration que parmi ceux que l'on appelle les "early adopters" (acheteurs de la première heure) se trouvent des types franchement dérangés.

Alors, quand je vois le déchaînement médiatique que provoque ce nouvel épisode, le bendgate, cela m'inspire deux réflexions.

Avant toute chose, sachez que je n'ai plus aucun lien professionnel avec Apple depuis mai 2011, date à laquelle j'ai quitté l'agence que je dirigeais alors, et que mon propos n'est absolument pas dicté par la nécessité de promouvoir la marque et ses produits.

La première réflexion est que nous sommes, avec les réactions aux annonces d'Apple, dans un registre émotionnel totalement délirant qui dépasse de loin la marque elle-même et son produit. Nous ne sommes pas face à un nouveau téléphone mais un à objet mythique et culte, le marqueur périodique de notre époque, un symbole d'appartenance à une société de "happy few" qui se régale de posséder l'ultime gadget de l'innovation non pas technologique mais sociétale.

Comme j'avais tenté de le démontrer lors de la dernière édition de ReputationWar, les foules réagissent désormais de manière émotionnelle sur le web social et partagent des éléments qui transcendent le produit lui-même. Elles ne se contentent pas d'acheter ou de ne pas acheter un produit, il faut qu'elles l'aiment ou qu'elles le détestent. Elles ne sont plus dans la consommation mais dans le désir et la frustration. C'est là que se situe l'enjeu et aucune marque mieux qu'Apple n'a réussi à exacerber ces émotions contradictoires.

La deuxième réflexion est que je suis pour ma part certain depuis toutes ces années que ces campagnes de dénigrement, aussi spontanées puissent-elles paraître, sont totalement orchestrées par les concurrents qui ont compris l'importance des mécanismes émotionnels vis à vis de la marque à la pomme.

Le talon d'Achille d'Apple ne se situe pas au niveau du produit mais au niveau de l'amour pour la marque. C'est à la fois sa force et sa fragilité, c'est là que les débats ont lieu. Même si le produit est moins bon ou moins performant (je laisse chacun juger), des millions de gens s'en foutent complètement car ils achètent avant tout une marque qui les inspire et leur confère des attributs sociaux particuliers. Soyons sérieux, personne ne claque pas 900€ pour avoir un téléphone qui marche mieux que les autres, mais pour acquérir un signe extérieur de modernité et d'appartenance à ce monde enthousiaste des fans de technologies qui peuvent se le permettre.

Rien ne sert à Samsung ou Nokia — pour ne citer que ces deux marques — de faire de longs discours sur les caractéristiques techniques et les comparatifs, leur seule chance d'exister dans le coeur du public est de s'attaquer à cette puissance d'attractivité irrationnelle qui pousse des milliers de clients à faire la queue comme des idiots et à camper devant les magasins pour se procurer le fameux produit le jour de son lancement. Je ne dis pas que ces marques sont impliquées dans le Bendgate ou dans d'autres histoires, mais il est clair pour moi que ces vidéos ont pour but d'instruire un procès à Apple sur le thème : "vous n'êtes pas digne de l'amour que les gens vous portent."

Article initialement publié sur le blog de Christophe Ginisty et reproduit ici avec l'aimable autorisation de son auteur

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Christophe Ginisty est professionnel de la communication, patron du numérique pour le Benelux au sein de l'agence Ketchum, blogueur sur www.ginisty.com. Son Twitter : @cginisty.

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