Depuis cinq ans, les forces menées par Ben Bernanke puis Janet Yellen sont restées maîtres du champ de bataille, balayant tout ce que M. le Marché pouvait leur envoyer. Combien de temps ça peut durer, nous demandons-nous ?
Yellen, Draghi et ce rusé M. Abe au Japon ont tiré plus de munitions ces cinq dernières années que durant toutes les guerres financières de toute l'histoire. Quelle puissance de feu leur reste-t-il ?
L'ennemi est-il en déroute ?
Plus important, quel réels progrès ont-ils accomplis ? Ils ont chauffé les marchés de la dette et des actions. Leur succès apparent est si énorme que les investisseurs dorment tranquillement dans leur lit, confiants dans le fait qu'aucun mal ne saurait les atteindre. Leur ennemi a été mis en déroute, pensent-ils. Les actions sont proches de sommets record. Les obligations aussi. Même l'Italie -- l'Italie ! -- peut emprunter à moins de 3%... alors qu'elle arnaque ses créditeurs. Reuters :
"L'Italie règlera ses arriérés de dette aux fournisseurs du secteur privé d'ici la fin de cette année, a déclaré le ministre de l'économie Pier Carlo Padoan lors d'un entretien dimanche, repoussant les engagements pris précédemment.
L'Etat italien doit quelque 75 milliards d'euros à des fournisseurs privés, selon les données les plus récentes de la Banque d'Italie. Les factures impayées ont laissé les entreprises à court de liquidités et ont entraîné des licenciements, des fermetures d'usines et des banqueroutes.
'Nous nous assurerons que les arriérés seront payés d'ici la fin de l'année', a déclaré Padoan au quotidien Corriere della Sera.
Le Premier ministre Matteo Renzi a promis en mars de payer tous les arriérés d'ici juillet. Une semaine plus tard, il repoussait la date à septembre".
En attendant, les véritables signes de victoires sont rares. Dans le marché immobilier américain, par exemple, où l'on criait victoire l'an dernier, les prix sont sans doute à nouveau en baisse. Les émissions de prêts immobiliers ont chuté de 59% au dernier trimestre. Les prix dans la plupart des régions sont mous... ou sur le déclin.
Des vérités éternelles
Rien de mieux qu'une citation latine pour nous mettre dans le bon état d'esprit pour atteindre des vérités éternelles :
Fere libenter homines id quod volunt credunt...
Cette phrase est de Jules César dans De Bello Gallico, son récit de la conquête de la Gaule.
Au cas où votre latin serait un peu rouillé, voici quelques gouttes de dégrippant : "les hommes croient généralement ce qu'ils veulent croire".
En tout cas, ils y croient aussi longtemps qu'ils le peuvent. Tant que les actions grimpent, par exemple, ils peuvent croire que l'économie se remet gentiment... et qu'ils s'enrichiront de plus en plus simplement en possédant des morceaux de l'entreprise de quelqu'un d'autre.
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Ils appellent ça "investir". Ils se flattent. L'investissement a été fait lorsque quelqu'un a acheté l'usine et développé l'activité. "Investir" implique de faire quelque chose qui fournira plus de produits et de services, ou en améliorera la qualité... quelque chose qui améliore la productivité et le sort commun. Lorsqu'on achète des actions dans une entreprise existante, on ne fait que reprendre la position de quelqu'un d'autre.
Les prix de vos valeurs vont-ils grimper ? Ou baisser ? Qui sait. Une entreprise se développe, une autre décline. On ne peut pas savoir à l'avance laquelle fera quoi. Et à elles toutes, les actions de toutes les entreprises d'un pays ont peu de chances de se développer plus que l'économie elle-même. Aux Etats-Unis, par exemple, ces six dernières années, la croissance a atteint en moyenne 0,9% par an. Pourtant, les actions américaines ont grimpé de plus de 130%. Comment est-ce possible ?
Eh bien, pour commencer, les bénéfices ont grimpé. Les entreprises se sont débarrassées de la main d'œuvre coûteuse. Elles ont stoppé les nouveaux projets. Elles ont réduit leurs dépenses et augmenté les marges. Elles ont également profité de financements à bas prix, renouvelant leurs dettes à des taux d'intérêt plus bas et réduisant ainsi leurs coûts de remboursement.
Ensuite, la liquidité produite par le QE et les taux zéro devait bien aller quelque part. Elle ne pouvait atteindre le consommateur parce que les ménages étaient encore en phase de réduction de dette et les salaires baissaient. Les liquidités sont donc restées dans le secteur financier, faisant grimper les prix des actifs. Résultat : des cours boursiers dépassant de loin la croissance du PIB.
Capitalisme, économistes et petits fours
Cela nous a rappelé une discussion lors d'un dîner cet été, avec une jolie Française de 70 ans environ, économiste de profession :
"Je suis très ennuyée par ce M. Piketty. Il est devenu célèbre. Le reste du monde doit nous prendre, nous les économistes français, pour des idiots. Imaginez... le keynésianisme... la lutte des classe... comme si c'était des idées neuves qui n'avaient jamais été discréditées".
"Je ne sais pas pourquoi ils prennent tant Piketty au sérieux aux Etats-Unis. Je pensais les économistes américains plus intelligents que cela"...
Nous sommes venu à la défense de nos compatriotes :
"Oh, pas du tout", l'avons-nous contredite. "Les économistes américains sont aussi bêtes que les autres. Ils semblent tous penser que le capitalisme doit être soigneusement contrôlé. Par eux, bien entendu".
"Après quoi ils contrôlent et pervertissent le système... qui explose... et ils accusent le capitalisme. Et je pense que nous allons assister à une démonstration retentissante de tout ça dans peu de temps".
"Je suis tout à fait de votre avis... Ils déforment les prix des actifs avec leurs programmes d'assouplissement quantitatif. Suite à quoi les gens investissent leur argent bêtement -- parce qu'ils réagissent à des prix faussés. Il suffit de regarder le marché américain. Il frôle des sommets historiques... alors même que l'économie se développe à peine. Les prix sont basés sur deux choses qui ne peuvent tout simplement pas continuer -- la baisse des coûts et les politiques de taux zéro. Les cours pourraient tout à fait être divisés par deux".
"Mais cette fois-ci, ce ne sera pas quelques benêts qui perdront de l'argent. Ce sera des millions d'investisseurs et d'entrepreneurs... de ménages... et de gouvernements dépendant de leurs recettes fiscales".
"Nous pourrions avoir un très gros problème".
"Oui, et on en accusera le capitalisme"...
"Fere libenter homines id quod volunt credunt", conclut-elle.
"Tout à fait, madame", avons-nous répondu, "ces petits fours sont délicieux".
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