Martine Aubry a rédigé une tribune qui sonne comme une vengeance tardive contre le gouvernement profond dont les membres de la promotion Voltaire de l’ENA constituent la meilleure illustration en France. Au-delà des mots politiques du texte signé par la maire de Lille, je me devais bien d’y ajouter quelques interprétations des silences qu’il contient.
Martine Aubry face à la Voltaire
Martine Aubry a quitté l’ENA six ans avant l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir, et cinq ans avant la sortie de la fameuse promotion Voltaire. Elle appartient à cette génération de personnalités qui ont façonné les années Mitterrand et Chirac: Laurent Fabius, Lionel Jospin, Alain Juppé, en sont aujourd’hui, avec elle, les figures les plus emblématiques.
On ne dira jamais assez quel traumatisme l’arrivée de la Voltaire dans les cabinets ministériels a constitué, et quelles rancoeurs son comportement prédateur vis-à-vis pouvoir a pu soulever dans l’esprit de ceux qui l’ont précédée. Les « anciens », déjà agacés par l’arrivisme de Laurent Fabius, ont connu le pire en suivant l’évolution de la Voltaire. Le goût du pouvoir, le copinage comme idéologie, la logique de connivence, ont largement transformé ses anciens élèves en petits marquis de la gauche caviar dont la conception de l’intérêt général s’est trop souvent limitée à la satisfaction de ses appétits individuels.
Je réentends ici l’un de mes maîtres de stage, à l’ENA, qui fut un proche de Martine Aubry et qui contemplait avec désolation le spectacle offert par la Voltaire: reniements idéologiques, compromissions en tous genres, et coupure constante avec la réalité.
Martine Aubry face au désenchantement idéologique
Ce n’est pas que Martine Aubry n’ait pas profité à sa manière du déclin aristocratique de la République. Le même maître de stage avait un jour pris un air mystérieux et secret, dans la voiture qui nous ramenait au bureau, pour me chuchoter: « Vous savez, Eric, dans la vie, cela sert beaucoup d’être fille de ministre ». Martine Aubry ne peut ignorer tout le bénéfice qu’elle a tiré de sa position d’héritière.
En revanche, elle appartient à une génération où l’enracinement idéologique était une valeur importante. On ne pouvait alors réussir sans accepter de porter une vision cohérente du monde, dont nous mesurons aujourd’hui les inconvénients: entre les 35 heures et l’obsession de légiférer sur tout et d’accroître sans cesse le champ d’intervention des politiques publiques, la France se meurt. Ces engagements idéologiques étaient le prix à payer pour faire oublier le bonheur de sa condition. On ne peut pas dire que la promotion Voltaire ait conservé intact le flambeau de cette sincérité.
Dans la tribune de Martine Aubry, on lira aussi cet écoeurement face à une génération d’énarques dont l’accession au pouvoir a tenu lieu d’idéologie. Le comportement de François Hollande en constitue la caricature: parvenu à l’Elysée au nom de la lutte contre la finance et du rejet de Sarkozy, il est devenu le meilleur allié du grand capital financier et reprend aujourd’hui à son compte tous les comportements de son prédécesseur. La violence qu’il fait aux « corps intermédiaires » en déposant un texte à l’Assemblée sans les avoir consultés en est un signe qui ne trompe pas. Elle s’ajoute à la grotesque séquence sur la déchéance de nationalité dont aucun Français n’a compris le sens.
Martine Aubry face au gouvernement profond
Ce qui n’est pas dit, évidemment, dans le texte de Martine Aubry, c’est le fonctionnement implicite du gouvernement profond qui est à l’oeuvre, et l’on peut comprendre les raisons de ce silence. Martine Aubry sait pertinemment que François Hollande n’est pas cortiqué idéologiquement et que les seules idées qu’il défend en politique lui ont valu, en leur temps, la présidence du club « Témoin » fondé par Jacques Delors. Les plus pernicieux diront d’ailleurs toute la douleur que la fille de son père peut ressentir pour cette sorte de frère d’adoption tardive dont elle peut estimer qu’il dévoie l’héritage paternel.
Toujours est-il que la sauce politique que nous sert François Hollande ne va pas au-delà du prêt-à-penser européiste et atlantiste défendu en son temps par Jacques Delors et qui dicte la conduite du gouvernement profond en France. On y retrouve l’idée tenace selon laquelle la France est un petit pays qui n’a d’avenir qu’à travers l’Europe, selon laquelle un grand marché unique au service des grandes entreprises et des noyaux durs est la solution qui nous convient, selon laquelle l’Etat doit réparer les dommages sociaux causés par ces choix en intervenant massivement dans la vie des citoyens par des politiques de protection que financent les classes moyennes.
C’est ce gouvernement « social-libéral » qui est au coeur du débat, cette vision imposée par le gouvernement profond contre lequel se brisent toutes les bonnes volontés et tous les combats citoyens.
Martine Aubry et les réfugiés
On notera toutefois qu’à certains égards, ce que Martine Aubry reproche à François Hollande et surtout à Manuel Valls, ce sont ses entorses à une autre conviction portée par le gouvernement profond: l’intérêt des politiques migratoires ouvertes. De ce point de vue, le fait que la France s’arrange à ce stade pour ne pas recevoir massivement les réfugiés qui transitent par la Grèce est présenté comme un reproche. Manifestement, Martine Aubry a d’ores et déjà oublié la cuisante défaite de son proche Saintignon aux élections régionales dans le Nord. Avec un peu de lucidité, elle pourrait peut-être se rappeler que ses électeurs ne semblent pas partager son enthousiasme pour ces choix politiques.
Il faudra bien un jour se demander pourquoi cette empathie se maintient malgré les réalités populaires qui s’expriment.
Martine Aubry nous fait-elle son complexe d’Electre?
Cette tribune constitue un superbe monument de non-dits. Ce qui y est reproché à François Hollande, au fond, c’est un probable affaiblissement de la France du fait du respect de ses engagements européens. Car, redisons-le, la loi El-Khomri qui fait déborder le vase est une sorte d’immense manifestation de subordination à l’Union Européenne et à son « mainstream » idéologique.
Seule la connivence des élites françaises peut expliquer que la fille du promoteur et principal acteur de l’Acte Unique européen s’en prenne sans vergogne publiquement à celui qui fut son principal rival politique à gauche, et qui n’est guère aujourd’hui que le meilleur héritier de son père. La tribune de Martine Aubry aurait mieux porté si elle s’était ouverte par le premier des constats que nous devons dresser aujourd’hui: ce pays a besoin de renouvellement politique, et les vieilles rancoeurs entre ses vieux dirigeants décadents sont la première de nos plaies.
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog