Aspects économiques du meurtre de Vincent Lambert

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Par Jacques Bichot Modifié le 7 juillet 2019 à 9h46
Malade Medecin
@shutter - © Economie Matin
900 000 €Pour maintenir un patient dans un service qui n'est pas adapté à son cas représente 2 500 euros par jour, soit plus de 900 000 euros par an.

OPINION

Les plus hautes juridictions françaises ont prononcé l’arrêt de mort de Vincent Lambert. Cette condamnation d’un homme qui n’est coupable que d’être viscéralement attaché à sa survie, après un accident qui l’a rendu pauci-relationnel, c’est-à-dire incapable de parler, a fait l’objet d’un nombre impressionnant d’articles mais, curieusement, aucun – à ma connaissance – n’a procédé à une analyse économique de cette situation et des actions qu’elle a suscité. Il me semble nécessaire de combler cette lacune, parce que l’amour et la haine, l’altruisme et l’égoïsme, le choix entre la vie et la mort, ont une composante économique, comme tout ce qui est humain.

Une situation économiquement irrationnelle

Vincent Lambert est dans un état pauci-relationnel depuis un accident de voiture arrivé début 2008. Incapable de s’exprimer, et de se nourrir par lui-même, il survit fort bien moyennant une alimentation et une hydratation par tubage et quelques soins de kinés ou d’infirmiers, notamment pour éviter les escarres. Il n’est manifestement pas en fin de vie ; il a même résisté à un arrêt prolongé de son alimentation qui aurait fait passer de vie à trépas plus d’un homme en bonne santé ! Son maintien depuis plus de dix ans dans une unité de soins palliatifs, service médical destiné à adoucir les derniers moments de personnes dont la mort doit selon toute vraisemblance survenir à brève échéance, est un non-sens non seulement médical, mais aussi économique : dans de tels services, le prix de journée est parait-il d’environ 5 000 € par jour, alors que les établissements spécialisés dans le traitement des grands handicapés pratiquent des tarifs deux fois moins élevés.

Voici donc une première aberration économique, qui en dit long sur la gestion de notre système de santé : on gaspille 2 500 € par jour, soit plus de 900 000 € par an, pour maintenir un patient dans un service qui n’est pas adapté à son cas. En dix ans, cela représente un gaspillage de 9 millions d’euros. Il semblerait que la prise en charge de ces dépenses ne soit pas le fait de la sécurité sociale, mais d’une assurance privée : peu importe, un gaspillage est toujours un gaspillage, quelque chose de malsain pour l’économie. Si la mauvaise gestion de certains services publics fait dépenser des sommes extravagantes à des assurances complémentaires, celles-ci sont obligées de pratiquer des tarifs plus élevés, et des millions de personnes physiques et morales en supportent les conséquences.

Autres dimensions du gaspillage

Ce gaspillage n’est pas la seule conséquence de l’erreur d’orientation dont est victime Vincent Lambert et, par ricochet, sa famille. Dans un établissement adapté, il aurait reçu le type de soins que réclament ses parents, susceptibles de le ramener progressivement à l’usage de certaines de ses facultés. Vincent, à ce qu’en disent les media, est capable de déglutir, et il respire naturellement : c’est un point de départ intéressant pour, progressivement, lui redonner l’usage de certaines de ses facultés. Mais cela ne correspond pas aux compétences d’un service conçu spécifiquement pour limiter, et le cas échéant abréger, les souffrances de personnes dont les chances de survie sont nulles.

Placer une personne dont le pronostic vital à long terme est excellent dans un service dont la compétence et la vocation sont de prodiguer des soins palliatifs lui ôte quasiment toute chance de retour à une vie, sinon normale, du moins plus proche de ce que chacun estime être une existence acceptable. Vincent Lambert a donc été injustement privé d’une chance d’amélioration de son état. Mais il n’est pas le seul à être lésé par les dysfonctionnements de nos systèmes hospitalier et judiciaires : les dégâts collatéraux sont considérables. Ils concernent d’abord les proches de la victime : une famille divisée entre partisans et adversaires de l’euthanasie d’un époux, d’un fils, d’un frère, d’un cousin, d’un ami. Il serait évidemment ridicule de faire d’une somme d’argent une sorte de mesure de ce gâchis relationnel et affectif, mais l’économie n’est pas une discipline limitée à évaluer en argent les biens, les situations, les relations humaines. Bien des vulgarisateurs des travaux économiques, ainsi que certains de mes confrères, semblent considérer l’argent comme une mesure de la valeur : c’est un enfantillage !

Une dramatique destruction de valeur

La monnaie sert à organiser la production, la consommation, certains échanges, l’appropriation des biens, mais il faut la maintenir à son rang d’outil organisationnel. Les vraies valeurs ne s’appellent pas euro ou dollar, mais affection, amitié, amour, gentillesse, dévouement, générosité, et ainsi de suite. C’est pourquoi les perturbations apportées dans la famille de Vincent Lambert par le comportement irresponsable, pour ne pas dire inhumain, de médecins et d’hommes de loi, constituent aux yeux de tout économiste pas trop borné une très importante destruction de valeur. Cette expression, si souvent employée à propos de la baisse du cours d’une action, ne doit pas être confisquée au profit du « monde des affaires » : la destruction de valeur, c’est d’abord, bien sûr, la disparition d’un être humain, mais c’est aussi la destruction de tout ce qui fait la véritable richesse de l’espèce humaine, ce que nous avons suggéré par les mots affection, amitié, etc.

Or, à cet égard, comment ne pas voir dans l’affaire Lambert une grande destruction de valeur, autrement plus importante que la baisse du cours boursier d’un quelconque GAFA (les quatre « très grands » du numérique) ? Cette destruction de valeur ne s’exprime pas monétairement, mais elle touche à ce qu’il y a de plus important : la vie humaine et le respect qui lui est dû. Quand un tribunal donne l’ordre de tuer un innocent, ce n’est pas seulement Vincent Lambert que l’on assassine, c’est l’idée même du droit, protecteur de la vie et de l’innocence. Une des valeurs les plus importantes pour l’humanité et pour ses subdivisions, dont l’une est le peuple français, est le respect, non pas tellement du droit positif, dont les errements sont nombreux, mais des « règles de juste conduite », selon l’expression chère à Hayek, l’un des plus grands économistes du XXème siècle.

Il est possible que nos lois françaises justifient la mise à mort de Vincent Lambert : certains juristes éminents le pensent, même si d’autres tout aussi éminents pensent le contraire. Ces tergiversations, ces oppositions entre tribunaux, montrent une chose : que la valeur économique de notre capital juridique et de notre capital juridictionnel est bien moindre que ce qu’elle devrait être. Quand un système juridique et judiciaire produit un feuilleton tout juste bon pour une feuille à scandales, l’arbre doit être jugé à son fruit : il ne vaut pas grand-chose !

Ainsi l’affaire Vincent Lambert révèle-t-elle une double insuffisance dans ce qui est le véritable capital de notre pays : une mauvaise organisation de notre système hospitalier, et un mauvais état de notre système juridique et juridictionnel. La recapitalisation qui s’impose n’est pas une affaire d’argent, mais de gouvernance. Deux de nos systèmes les plus importants viennent de laisser entrevoir des failles très inquiétantes. Comme beaucoup de nos monuments, notre organisation médicale et notre droit positif, ainsi que le système judiciaire qui a la charge de son application, sont en danger. On s’en est déjà un peu rendu compte en constatant l’état lamentable du service des urgences médicales, le surpeuplement de nos prisons et les délais inadmissibles requis pour obtenir certaines décisions de justice. Puisse le calvaire de Vincent Lambert et de sa famille être la goutte qui, enfin, fera déborder ce vase !

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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