Au-delà du marché et de l’environnement, l’hypercapitalisme du XXIe siècle est en train de pervertir la démocratie elle-même. La sensibilité des hommes politiques aux lobbyistes, qui défendent des intérêts particuliers contre l’intérêt collectif, est de plus en plus marquée. La Commission européenne est prête à sanctionner les pays qui, à l’instar de la France ou de l’Allemagne, interdisent les OGM. Comme si la commission, à la main des géants des OGM, voulait en gaver les Européens contre leur gré et contre la volonté de leurs gouvernements.
La démocratie vacille non seulement sous les coups de boutoir du lobbying, qui « achète » les politiques pour faire triompher des causes socialement délétères, mais aussi sous les coups du financement de campagnes qui conduit les politiques à des compromissions parfois mortelles (frégates du Pakistan) et les dépose, pieds et poings liés, aux mains de leurs « sponsors » ; de surcroît, la liberté tremble sous les coups de boutoir de médias liés à des intérêts économiques ou idéologiques qui les musellent.
Quand ni les élections ni les élus ne sont plus libres, où est la démocratie ? Les États-Unis exercent un leadership incontestable dans la confiscation de la démocratie par les groupes de pression. Les grands lobbies, comme celui du pétrole texan, acharnés à lutter contre les lois environnementales et ennemis du tout-impôt venant entamer même marginalement leurs surprofits, concluent un pacte faustien avec les candidats sénateurs ou députés : ceux qui se rallient, doigt sur la couture du pantalon, à leurs thèses réactionnaires, bénéficient de contributions généreuses à leurs campagnes électorales.
Mais ceux qui, au contraire, sont tentés de faire prévaloir leurs opinions ou leur vision de l’intérêt général contre l’intérêt particulier de ces lobbies, voient non seulement leur financement se tarir, mais aussi une candidature, généreusement financée par ces mêmes lobbies, se dresser devant eux pour leur faire perdre leur siège.
Deux facteurs amplifient l’étouffement de la démocratie en Amérique. Le premier est la durée courte des mandats : de deux à quatre ans. Dès leur élection, sénateurs et représentants sont de nouveau en campagne. Le second est le coût croissant des mêmes campagnes : le coût d’une campagne présidentielle est passé de quelques dizaines de millions à plus d’un milliard de dollars. Le coût d’une campagne de député et de sénateur, de un million à dix millions de dollars. Il faut donc être soit personnellement riche, soit financé par des groupes de pression, pour être élu aux États-Unis.
Dans le premier cas, on est indépendant mais naturellement marqué par sa classe. Dans l’autre, on est manipulable et manipulé. L’élection de Barack Obama, avec l’utilisation de l’internet pour un financement très large, et des contributions désintéressées d’entrepreneurs riches, aura été une exception et un revers pour le contrôle du politique par les groupes de pression. Comme en signe d’aigreur et de rancune, ces mêmes groupes de pression ont réussi soit à pratiquer l’entrisme dans l’administration Obama (avec une série de financiers douteux nommés à des postes économiques), soit à affaiblir son pouvoir en favorisant l’élection d’archiconservateurs au Sénat ou à la Chambre, et en soumettant Obama à un véritable tir de barrage d’imprécations, d’insultes et de contrevérités.
La Cour suprême des États-Unis, dominée par des juges ultraconservateurs nommés par Bush, comme Scalia ou Kennedy, a d’ailleurs, dans l’arrêt de 2010 Citizens United contre Federal Election Commission, volé au secours de ces lobbies qui étouffent la démocratie sous leur puissance financière, en autorisant les entreprises à financer sans limite les campagnes publicitaires de dénigrement de candidats par leurs rivaux. Un député ou un sénateur ayant le malheur d’avoir des positions contraires à celle des grands lobbies verra un tombereau de publicité télé ou radio négative se déverser sur lui, le dépeignant comme un communiste, un collabo, un amoureux des gays, un athée, un pacifiste ou une menace pour les libertés fondamentales – comme celle de détenir une arme.
La démocratie américaine devient aujourd’hui une oligarchie au service des groupes de pression et des riches. Comme l’a dit Barack Obama, cette décision de la Cour suprême est « une victoire majeure pour les grandes compagnies pétrolières, les grandes banques, les compagnies d’assurance santé et tous les grands groupes de pression qui utilisent leur pouvoir à Washington pour étouffer la voix des Américains ordinaires ».
Extrait de "Les sept plaies du capitalisme" par Henri Bodinat, paru aux éditions Léo Scheer, 18 euros. (voir sur Amazon)