L’aide personnalisée au logement (APL) incarne à merveille le mal governo français: une anatomie des réformes de cette prestation sociale annoncée en loi de finances 2016 permet de disséquer tous les loupés d’un système à bout de souffle.
L’APL, la surréaliste compensation de la crise du logement
Rappelons d’abord de quelle philosophie s’inspire l’aide personnalisée au logement, créée en 1977. Le propos de Raymond Barre, alors Premier Ministre, consiste bien à solvabiliser la demande (en l’espèce les locataires), plutôt que l’offre, jusqu’ici ciblée par les fameuses « aides à la pierre ». Avec l’aide personnalisée au logement, le gouvernement préfère aider les locataires à payer leur loyer, plutôt que les aider à devenir propriétaires.
L’expérience montre toutefois que l’APL permet aux propriétaires d’augmenter les loyers dus par les locataires. L’invention de l’APL nourrit donc la crise du logement et la hausse des prix, tout particulièrement pour les familles les plus modestes. De ce point de vue, en voulant « réparer » le mal, l’intervention de l’Etat l’accroît fortement. L’APL constitue une subvention déguisée aux propriétaires.
Le coût exorbitant de l’APL et l’intervention de Bercy
Cette prestation aberrante a la bonne idée de coûter 18 milliards par an (soit près de 1 point de PIB) dont 11 à la charge de l’Etat. Cette somme hallucinante (supérieure aux politiques de l’emploi) explique qu’en septembre 2015 la Cour des Comptes ait proposé sa réduction. La loi de finances pour 2016 lui a emboîté le pas, en laissant à Bercy le soin de prendre des décrets modifiant les conditions d’attribution de cette allocation.
Nouveau problème de gouvernance: face à la complexité du dossier (mais que diable l’Etat se mêle-t-il de ces affaires?), le législateur laisse l’exécutif agir à sa place.
Une première réforme ratée cet été
Le 5 juillet 2016, un décret a instauré une dégressivité des aides personnelles au logement pour les locataires acquittant des loyers trop élevés par rapport à leurs ressources. Voici d’ailleurs ce qu’indique sa notice officielle:
pris en application de l’article 140 de la loi de finances pour 2016, le décret prend mieux en compte la capacité financière effective et les besoins des ménages en prévoyant la dégressivité des prestations lorsque le loyer est supérieur à un plafond.
Autrement dit, plus vous avez du mal à payer votre loyer, moins vous êtes aidé. Alors que le simple bon sens voudrait que l’aide au logement soit majorée à mesure que la différence entre la capacité financière effective et le montant du loyer s’élève, Bercy applique la doctrine exactement inverse: moins le locataire a besoin d’aide, plus il en reçoit.
Nouveau problème de gouvernance: adresse-toi à l’Etat quand tu n’as rien à lui demander, c’est là qu’il t’aidera le plus.
Une autre réforme ubuesque en préparation
Un deuxième décret d’application circule actuellement, dont l’entrée en vigueur était prévue pour le 1er octobre. Nul ne sait quand il sera publié. Cette fois, son objectif est de rendre plus équitables les conditions d’attribution de l’APL, qui ne sont pour l’instant pas soumises à condition de ressources. Et comme toujours lorsqu’on demande aux crânes d’oeuf du ministère des Finances d’agir à la place du législateur et de penser à la place du gouvernement, surtout lorsqu’il s’agit d’équité, le pire est à craindre.
Ainsi, alors que la loi de finances voulait exclure de l’APL les détenteurs d’un patrimoine leur permettant de se dispenser d’une aide au loyer, Bercy a transformé la mesure où instrument de rétorsion patrimoniale. Selon le projet en circulation, l’écrêtement de l’APL commencerait dès la détention d’un patrimoine de 30.000 euros. Dans cette somme, seraient inclus les avoirs sur un livret A ou un livret d’épargne populaire.
Pour l’inclusion de ce patrimoine, les revenus des locataires seraient majorés d’une somme équivalent à 3% du patrimoine détenu.
Les petites doctrines cachées de Bercy
Dans ces choix opérés pour mettre en place une réforme prévue par la loi, Bercy déroule donc le tapis de ses doctrines légendaires, jamais avouées mais toujours en action.
Premier axe: il faut interdire aux Français de s’enrichir. Tous ceux qui mettent un peu d’argent de côté pour améliorer leur sort doivent être sanctionnés et taxés. Après tout, pourquoi ne se satisfont-ils pas de l’ordre ambiant, avec une sécurité sociale qui pourvoit à leurs besoins à vie et un Etat qui prend tout en charge à leur place? Ah! toutes ces petites gens qui veulent sortir de leur condition… c’est insupportable!
Deuxième axe: il faut faire payer les familles. Tous ceux qui épargnent pour préparer l’avenir de leurs enfants, tous ceux qui prennent des logements trop grands, tous ces gens qui comptent sur l’aide personnalisée au logement pour faciliter les études de leurs enfants, bref tous ces Français moyens avec un peu de patrimoine qui bénéficient d’une politique familiale (l’APL fait partie des prestations familiales…) doivent rendre gorge.
On comprend mieux ainsi la récente baisse de la démographie, tant les obstacles inventés par Bercy pour les familles moyennes sont redoutables.
Bercy au centre du mal governo français
L’exemple de l’APL montre comment notre régime est à bout de souffle. La complexité des politiques publiques est telle que ni le législateur ni le gouvernement ne sont plus capables de les « tenir en main ». La décision publique est devenue un art mandarinal, pratiqué par quelques initiés dont les options idéologiques sont évidentes: réaction nobiliaire, maintien coûte-que-coûte d’un ordre social inique et détestation très bobo pour les familles natives.
N’oublions jamais que l’intervention de l’Etat, sédimentée année après année, est créatrice d’une complexité délibérée grâce à laquelle la technostructure peut imposer son idéologie par-delà les apparences d’une démocratie représentative mourante.
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog