L’Europe ne rapporte pas assez à l’Allemagne, et même lui coûte trop cher – ses ministres ne se privent pas de le dire en plaidant pour une reprise en main des institutions communautaires par des nationaux allemands. On sera une nouvelle fois stupéfait de voir des banquiers français abonder en ce sens.
L’euro, une saignée dans l’épargne allemande
La principale source de coût pour l’Allemagne s’appelle l’euro, et sa politique monétaire fondée sur des taux d’intérêt désormais nuls. Elle cause une apparente saignée dans l’abondante épargne allemande, où les volumes nominaux n’augmentent plus. Le fait que l’Europe soit en situation de quasi-déflation (ce qui préserve le pouvoir d’achat de l’épargne) importe visiblement assez peu à l’épargnant prussien, dominé par le sentiment de pédaler dans la semoule.
C’est au ministre prussien des Finances, Wolfgang Schäuble, qu’est revenu l’honneur de déclencher les hostilités:
« On ne peut contester que la politique de taux d’intérêt bas est source de problèmes exceptionnels pour les banques et l’ensemble du secteur financier en Allemagne », a dit le ministre. « Et cela est vrai aussi pour les plans de retraite ».
« C’est pourquoi j’insiste toujours sur le fait que cela ne pousse pas forcément les citoyens à avoir foi dans l’intégration européenne ».
Schäuble a même prétendu que la politique monétaire européenne contribuait à la montée de l’AFD, le parti anti-européen qui bouscule la vie politique allemande. C’est évidemment une explication plus simple que l’examen de la stratégie migratoire d’Angela Merkel.
Le retraité allemand victime de l’euro?
La politique de taux nuls ne frappe pas seulement l’épargne liquide placée à la banque. Elle paralyse aussi les rendements de l’assurance-vie et de l’épargne retraite en capitalisation favorisée par les réformes de 2001. Ces rendements ont baissé de moitié du fait de la politique monétaire européenne.
Pour l’Allemagne, cette situation pose un véritable problème de confiance politique. Les réformes introduites dans les années 2000 ont reposé sur un mécanisme simple: une baisse du rendement apporté par la répartition, compensée par une incitation fiscale à la capitalisation. Si les rendements de celle-ci baissent, le contrat social allemand est rompu. L’Allemagne doit alors faire face à une situation « en ciseau » où la prospérité du pays s’accompagne d’une baisse sensible des prestations sociales dont la politique monétaire européenne en est la cause apparente.
Le système financier allemand à l’épreuve
Si Schäuble met en avant l’intérêt du retraité allemand et les risques d’une radicalisation politique induite par les choix de la BCE, il a aussi à l’esprit l’épreuve que constitue cette politique monétaire pour les banques et les compagnies d’assurance. Celles-ci doivent continuer à servir des intérêts à leurs clients dans un contexte où l’argent de la banque centrale ne rapporte plus rien.
Personne n’a une vision claire de l’impact que cette situation produit sur les marges de liquidité et de solvabilité des entreprises financières. Mais les coups de semonce de Schäuble laissent aussi filtrer l’idée que les banques allemandes souffrent beaucoup et exercent une pression grandissante pour une remontée des taux directeurs.
Une fuite en avant de la BCE?
Face à cette charge, Mario Draghi paraît relativement acculé. Les mesures qu’il a prises pour relancer l’inflation (conformément au mandat confié à la BCE par les traités… à la demande de l’Allemagne en son temps) paraissent inopérantes. Cette inefficacité pose un vrai problème: celui de l’insuffisance des moyens d’action d’une banque centrale lorsqu’elle n’est pas couplée à une politique budgétaire coordonnée.
Comme le dit le vice-chancelier allemand Sigmar Gabriel, l’influence de la BCE a atteint ses limites:
« Imprimer de l’argent n’est une politique économique soutenable » déclare le ministre.
Pour Mario Draghi, la solution semble pourtant bien consister à faire tourner la planche à billets, notamment en recourant à la « monnaie hélicoptère », qui consisterait à verser 1.000 ou 2.000 euros à chaque citoyen pour relancer la consommation.
«J’ai dit le mois dernier que nous n’y avions pas vraiment pensé et que nous n’en avions pas débattu. […] C’est un concept très intéressant. […] Mais nous ne l’avons pas étudié.»
En attendant, Mario Draghi a annoncé un programme de rachat massif d’obligations d’entreprise.
Des banquiers français soutiennent l’Allemagne
Les Allemands ne sont toutefois pas seuls à critiquer la position de la BCE. Alors que, grâce à cette politique, la France peut continuer à emprunter à tire-larigots grâce à des taux très bas (et à éviter les réformes structurelles douloureuses grâce à ce subterfuge), Patrick Artus, de Natixis, a pour sa part rejoint l’argumentation tudesque.
Dans une étude publiée cette semaine, il soutient que l’objectif véritable de la politique de la BCE consiste précisément à alléger la charge de l’endettement pour certains pays de l’Union, et assureur la compétitivité prix face au dollar de certains autres.
Il ne reste alors que deux possibilités (que la BCE ne peut pas afficher officiellement) : soit la BCE désire une dépréciation beaucoup plus forte de l’euro pour soutenir la croissance de la zone euro ; soit la BCE veut simplement assurer la solvabilité budgétaire des pays périphériques de la zone euro
L’argument tape un peu sous la ceinture: Draghi l’Italien soutiendrait son pays en lui apportant de l’argent pas cher et une dévaluation qui ne dit pas son nom pour faciliter ses exportations.
Dilemme français
Pour la France, la situation dans laquelle Mario Draghi met l’Europe se révèle particulièrement délicate et complexe à gérer.
Politiquement, la baisse des taux est une aubaine puisqu’elle permet de ne pas réformer, et même d’afficher une amélioration du déficit public. Cette amélioration est due à l’effet mécanique des taux et s’arrêtera dès que ceux-ci remonteront (ce qui est à peu près inévitable). Pour François Hollande, qui explique que « ça va mieux » parce qu’il y a moins de déficit, il ne faut surtout pas que cette hausse intervienne avant 2017.
Économiquement, le problème se pose de façon plus « tordue ». Si les banques et les compagnies d’assurance souffrent pour assurer un rendement à l’épargne, une remontée brutale constituerait pour elles un choc majeur insurmontable. Leurs clients demanderaient en effet la résiliation de contrats peu rémunérateurs pour se précipiter vers des contrats plus juteux. Cette phase de résiliation contraindrait à réaliser des moins-values sous-jacentes sur des contrats en cours. La réalité des chiffres de la crise apparaîtrait alors très méchamment!
Aucun acteur financier n’est pressé de voir ce moment arriver. L’empressement est d’autant moindre que les banques peuvent aujourd’hui récupérer des euros à vil prix auprès de la BCE, et les prêter à des taux d’intérêts juteux à leurs clients.
La guerre monétaire couve en Europe
Peu à peu se rassemblent donc en Europe des éléments pour une nouvelle crise de l’euro et une mise sur la sellette de la politique monétaire. Aux insatisfactions allemandes face à une stratégie dont l’Italie est dépendante et la France incertaine, la Grèce concentre à nouveau d’importants risques.
Les partenaires européens de la Grèce exige d’elle, en effet, de nouvelles mesures d’austérité permettant de consolider un excédent primaire de 3,5% de PIB. Sans cet effort, l’Eurogroupe annonce qu’il interrompra le plan d’aide au pays. Personne ne sait si Tsipras tentera, comme l’an dernier, une épreuve de force en espérant réduire le fardeau qui pèse sur lui. L’expérience de 2015 fut plutôt douloureuse mais rien n’exclut qu’il ne tente un nouveau passage en force cette année.
Une chose est sûre avec la Grèce: elle a effectivement besoin d’une politique de taux nuls pour souffrir un peu moins qu’annoncé.
Quelle riposte allemande?
Reste à savoir quelle sera la riposte allemande d’ici la fin de l’année 2016. Le maintien de taux très bas voire nuls épuise à long terme l’industrie financière. Tôt ou tard, celle-ci exercera une pression majeure pour rémunérer les liquidités. L’Allemagne, qui a besoin de payer ses rentiers, l’exigera.
La question est de savoir quand.
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog