TTIP et Arbitrage : Merci au SGEA, à Poutine et à Philip Morris

Par Bertrand de Kermel Publié le 4 mars 2015 à 5h00
Arbitrage Etat Entreprises
@shutter - © Economie Matin
8 millions ?Un arbitrage international entre un Etat et une entreprise coûte au bas mot entre 7 et 8 millions d'euros. Inaccessible pour une PME.

Le secrétariat général aux affaires européennes (SGAE), organisme rattaché au Premier Ministre, vient d’écrire aux députés européens au sujet de l’accord transatlantique de libre échange et plus précisément de son système d’arbitrage. Il les invitait à adopter une position différente de celle du Ministre en charge du dossier, Monsieur Mathias Fekl…

Cette démarche a entraîné à juste titre un recadrage immédiat de la part du Ministre. Rappelons que ce système vise à permettre à tout investisseur américain de demander directement des dommages et intérêts à un pays européen dans lequel il aurait investi, si, par exemple ce pays adopte une loi à caractère sociétal ou environnemental, qui pourrait réduire son bénéfice. Pour cela, il est prévu de créer un tribunal d’arbitrage supra national de type "arbitrage Tapie". Ce Tribunal et fortement contesté.

Le SGEA admet que le système est inutile dans une démocratie

"A toute chose malheur est bon", nous dit le proverbe. C’est vrai. Nous avons appris à cette occasion que le SGAE (donc le Premier Ministre) admet lui- même que ce système d’arbitrage est totalement inutile dans un accord Etats-Unis / Europe ! Parfait. Toutefois, ajoute t-il, il faut le maintenir, car l’UE négociera plus tard des accords de libre échange avec des dictatures, et cet outil sera nécessaire.

Cet argument laisse sans voix. Qui peut croire une seconde que dans une dictature, une PME pourra intenter directement à l’Etat un procès sous forme d’arbitrage, parce qu’une décision du dictateur viendrait limiter ses profits ? Au mieux, ses affaires s’écrouleront et elle sera rachetée de force. Au pire, son patron sera assassiné, ou sera jeté en prison à sa descente d’avion, pour espionnage ou autre incrimination fantaisiste.

Contrairement à ce que dit le SGAE, c’est tout particulièrement dans le cas des Etats voyous que ce type d’arbitrage doit être absolument banni, et remplacé par un système d’arbitrage d’Etat à Etat, comme cela est par exemple prévu à l’Organisation Mondiale du Commerce, et fonctionne correctement depuis 1994.

Le système ne fonctionnera jamais dans les dictatures

L’actualité vient indirectement de nous en fournir la démonstration. La presse du 3 mars 2015 rapporte qu’une députée européenne avait été refoulée à son arrivé en Russie, alors qu’elle s’apprêtait à assister aux obsèques de l’opposant russe Boris Nemtsov, récemment assassiné. Pourquoi ? Parce que sa présence indisposait Monsieur Poutine. La Russie est même parvenue à dissuader des élus Polonais (pourtant porteurs de la souveraineté du peuple polonais !) de se rendre à ces obsèques. Ils ont dû céder ! Et le SGAE affirme qu’une PME pourra sans problème intenter un procès qui déplairait à Poutine ?

Résumons-nous : dans nos démocraties, le système est inutile. Tout le monde est d’accord. Dans une dictature, il ne pourra être utilisé, au mieux, que par quelques immenses multinationales disposant d’énormes moyens de rétorsion si le Pouvoir leur cherche des misères. Conclusion : il n’y a aucun argument qui plaide valablement en sa faveur.

Le système sera inaccessible aux PME

Ajoutons (mais tout le monde est également d’accord là-dessus) que chaque arbitrage de ce type coûte au bas mot de sept à huit millions d’euros. Le système sera donc inaccessible aux PME. C’est donc une justice à deux vitesses qu’il est envisagé de mettre en place.

Cette opinion est partagée. Le Corporate Europe Observatory (COE ) rapporte que "l'association allemande d'entreprises de taille moyenne (Bundesverband mittelständische Wirtschaft) considère l'ISDS dans le TTIP/TAFTA comme "inutile" et le "rejette strictement" car les dispositions proposées « sont discriminatoires envers les entreprises de taille moyenne, portent atteinte à l’État de droit et vont donc à l'encontre des intérêts des États Membres de l'UE".

Venons-en à Philip Morris, et au tabac. Voici ce que l’on pouvait lire dans La Croix du 1er Mars 2015 : "Alors que l'Organisation mondiale de la santé célèbre aujourd'hui les 10 ans de la convention cadre pour la lutte antitabac, l'Uruguay, pionnier dans ce combat, fait l'objet d'une plainte déposée il y a cinq ans par le cigarettier Philip Morris. Le cigarettier assure que sa législation antitabac porte atteinte à un traité de protection des investissements, un accord qui place sur un pied d'égalité entreprises et États souverains."

"Le cardiologue Eduardo Bianco, directeur régional de l'Alliance pour la convention cadre de l'OMS pour la lutte antitabac, s'étrangle d'indignation: « C'est plutôt l'Uruguay qui devrait faire un procès à Philip Morris pour sa responsabilité dans 15 à 20 % des 6 000 morts par an à cause de la cigarette! » C'est la part du groupe dans le marché du tabac, le reste étant détenu par l'entreprise nationale Monte Paz".

"Alors que l'Organisation mondiale de la santé célèbre aujourd'hui les 10 ans de la convention cadre pour la lutte antitabac, Eduardo Bianco en est sûr: "Le but de Philip Morris est de donner une leçon à l'Uruguay, héraut de la lutte contre le tabagisme, et de faire peur aux autres pays en voie de développement qui voudraient suivre son exemple." Et de faire jurisprudence auprès des instances internationales d'arbitrage."

Le véritable enjeu est la souveraineté des peuples

Faire peur, et faire jurisprudence auprès des instances internationales d’arbitrage. Tout est dit ! Nous sommes bel et bien devant un vrai problème de souveraineté du peuple Uruguayen. On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas. Il ya des centaines d’exemples de ce type.

Le Ministre français, Monsieur Fekl, travaille avec son homologue allemand à la création d‘une Cour d’arbitrage permanente, pour éviter tous les dérapages constatés par le passé, et remplacer "la myriade de tribunaux actuels, opaques".

C’est déjà un net progrès, car cela apporte une première réponse aux risques majeurs de corruption et de conflits d’intérêts. Mais cela ne résoud pas le problème fondamental de souveraineté. C’est ce dernier sujet qui explique les pressions totalement folles des lobbyistes américains pour imposer ce système. L’objectif est bel et bien faire peur et de faire jurisprudence auprès des instances internationales d'arbitrage pour permettre aux oligarques de mieux contrôler les peuples.

Comme indiqué au début de cet article, il y a une solution alternative, (arbitrage d’Etat à Etat) qui fonctionne même dans les Etats voyous, et que la Commission refuse d’examiner, ce qui n’est pas à son honneur. Elle est décrite dans l’article suivant. A force de s’obstiner et de refuser d’écouter, la Commission européenne va finir par faire échouer la totalité de la négociation. Ce serait une grave erreur.

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Ancien directeur général d'un syndicat patronal du secteur agroalimentaire, Bertrand de Kermel est aujourd'hui Président du comité Pauvreté et politique, dont l'objet statutaire est de formuler toutes propositions pour une "politique juste et efficace, mise délibérément au service de l'Homme, à commencer par le plus démuni ". Il est l'auteur de deux livres sur la mondialisation (2000 et 2012)

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