L’an 2020 à peine consommé de moitié révèle qu’il sera un moment charnière dans l’histoire de la démocratie occidentale, de son indépendance, pour l’Union européenne, ses États membres, dont la France. La crise du Covid-19 et du grand confinement en sera le grand révélateur.
Si chaque État mesure sa faiblesse sanitaire compensée par le déni, l’omission ou le mensonge élevé en un mensonge d’État, le politique se voit cloué au mur d’un phénomène que les experts en risques n’avaient pas faire comprendre ou se faire entendre.
Et le peuple se découvre alors vraiment chanceux d’appartenir à un État providence, particulièrement en France, généreux, réactif et plutôt pragmatique pour soutenir son économie, et préserver ainsi coûte que coûte son modèle social bien plus poreux qu’il n’y parait.
En termes de souveraineté, une des quatre fonctions régaliennes : assurer la sécurité intérieure et le principe de précaution
L’État français réalise que son deuxième pilier régalien est faible, et enclenche le Ségur de la santé — du nom de l’avenue du ministère de la Santé —, pour sauver a minima le moral des acteurs publics de la santé. Mais le gouffre en semble bien plus grand, fruit d’une politique publique de la santé, destructrice du maillage territorial hospitalier, celle engagée depuis plus de 30 ans, quelle que soit la majorité politique. Ce travail de sape budgétaire aura bien fonctionné : la santé publique est un naufragé qui reçoit la charge de sauver la France confinée. Ce que l’État n’a pas réalisé, c’est la dépendance des quatre piliers régaliens à l’espace numérique. Il n’existe plus de gouvernance sans données, ni de management sans data. Ainsi, l’application StopCovid aura été un exemple médiatisé démontrant l’absence de stratégie et de politique fermes quant à la gestion d’une « donnée » : donnée personnelle qui relève du droit dans un cadre particulier (CNIL, et RGPD – Règlement général de Protectin des Données) en tant que donnée de santé ou donnée nominative à anonymiser, protégée depuis la Loi Informatique et Liberté de 1978, et liée à nos libertés fondamentales. La CNIL l’ayant bien rappelé la semaine dernière en donnant 1 mois à l’Etat pour respecter le cahier des charges du Décret et corriger les irrégularités du traitement des données.
Étape majeure franchie par Airbus Group qui, en mars 2018, annonce signer un accord mondial avec Google pour unifier tout son cycle de communication et collaboration en mode cloud G suite. C’est au détriment de Microsoft Office, ce qui, dans le fond, ne change rien. Ce qui change, c’est qu’Airbus n’a pas suspendu son choix à l’arrivée d’une solution européenne, le Cloud Européen Gaia-X qui ne pourra se faire sans le réseau de serveurs d’Amazon et de Microsoft ; n’est-ce-pas un acte manqué ?
Puis, le Health Data Hub (HDH) créé par un (simple) arrêté du 29 novembre 2019, destinée à collecter les données de santé de chacun pour faciliter la recherche liée à l’épidémie de Covid-19, et à améliorer la qualité des soins, se voit attribuer à Microsoft comme hébergeur sans qu’un appel d’offres soit établi dans l’urgence de la crise sanitaire. Retour en arrière, les autorités envisagent un appel à projets dans quelques semaines en collaboration avec BPI-France. En juin 2020, l’application StopCovid est disponible dans l’urgence sanitaire et avec un bon esprit de départ : la donnée doit rester « souveraine », condition impérative pour le gouvernement dans le cadre de sa reconquête de la confiance citoyenne perdue de fait.
Souverain a priori, mais l’État choisira de conserver plus de données partagées que nécessaires, et pour plus longtemps, contre l’avis du corps médical jugé inutile et celui d’associations de protections des libertés. Une polémique sur les données conservées conduit à des résultats décevants avec moins de 2 millions d’utilisateurs (contre 10 millions de téléchargements en Allemagne), avec une application par ailleurs incompatible avec les systèmes de nos amis européens. Pourtant, technologiquement, l’application StopCovid est un des projets européens (PEEP-PT) en consortium, d’où l’Allemagne et la Suisse se sont retirées en raison de la position du gouvernement français qui confie le pilotage à l’INRIA (Institut National de Recherche en Informatique et automatique) dans une stratégie nationale d’innovation numérique dans le domaine médical à fort potentiel en concurrence avec les GAFAM (Google Apple Facebook, Amazon, Microsoft), et avec le soutien de la BPI-France, banque publique d’investissement.
Justement, il n’a pas fallu plus d’une semaine pour découvrir que BPI avait choisi AWS (Amazon Web Service) pour héberger les données issues du dispositif exceptionnel de prêts garantis par l’État (PGE) destinés aux entreprises : la France offre généreusement aux États-Unis contractuellement, avec détails et de façon centralisée, l’état de santé d’une partie de nos entreprises à l’agonie du Covid-19 qui ne cesse de les étouffer. Et ce, en l’absence de saisine du ministère de tutelle, à savoir Bercy et de son HFDS, ou avec leur accord, pour une probable extraterritorialité de données, certaines étant classifiées « Spécial France », relevant d’un traitement régalien, strict et contrôlé. Il est vrai que ce n’est pas le premier manque de rigueur puisque le dossier Areva avec ses données, traité par l’APE (2015-2016), a été confié à un cabinet d’audit des Big Four dont le siège social (headquarters) est américain.
Le 19 mai 2020, après un PGE de 5 milliards alloué à Renault pour éviter sa disparition et préserver autant que possible les emplois, Google Cloud est choisi deux mois plus tard pour porter l’industrialisation numérique du constructeur. Ainsi une nouvelle fois, les États-Unis se voient rémunérer pour collecter toutes les données du quatrième constructeur mondial. Ses marges, ses taux de production, ses commandes, ses méthodes, ses plans, rien n’y échappe pour accélérer son passage à l’Industrie 4.0. C’est mieux, plus discret et plus efficace que l’action du PNF (Parquet National Financier) sur Airbus SE (janvier 2020).
« La souveraineté numérique se joue au niveau de l’Europe.» (E. Macron, mai 2019)
Ces exemples n’illustrent qu’un fragment de l’iceberg numérique démontrant l’innocence ou l’absolue soumission des grands corps économiques publics et privés vis-à-vis des acteurs américains et chinois : « il n’y aura pas un bannissement total » (G. Poupard - juillet 2020), s’adressant aux opérateurs français autorisés à utiliser les technologies de Huawei pour le développement de la 5G sur le territoire au détriment de l’offre européenne d’Ericsson et Nokia. Ce dernier est en train de licencier 1 200 personnes en France qui ne pourront même pas fabriquer les antennes de Huawei que les opérateurs achèteront, mais toujours produites en Chine ou en Europe de l’Est. Est-ce une manière de reconstruire la France industrielle de demain ? Ou de plaider pour un retour de nos industries stratégiques sur le sol national ?
Pourtant, dès le 9 avril 2020, le collectif playfrance.digital initié par Pascal Gaya, Alain Garnier, Matthieu Hug, Raphaël Richard et Antoine Duboscq lance un appel contre le recours à des solutions numériques extraeuropéennes, et réunit les 300 acteurs majeurs du numérique français en plaidant la cause du génie industriel européen à maturité numérique. Il faut dire que cette économie pèse plus de 200 milliards d’euros, et n’a toujours pas son propre ministère de tutelle ! À ce jour, aucun sénateur ni député n’a répondu ni réagi à cet appel. Avec un remaniement pour la « relance » qui aura renouvellé sa confiance en Cédric O, qui reste Secrétare d’État en charge de la transition numérique et des télécommunications.
Il semble bien, que le nouveau gouvernement a totalement banni la question du numérique au sein de l’État pour finir ses 600 jours. M. Cédric O est toujours soumis aux directives de Bercy et n’obtient aucune légitimité régalienne dans sa mission. Et la première période de son mandat laisse clairement croire que l’Etat souhaite bien s’appuyer sur l’offre de l’Oncle Sam, telle une vente par appartement de la substance tactique et stratégique de nos organisations et engtreprises les plus sensibles. Le Président de la République l’aura clairement démontré en incitant les acteurs du numérique à se prendre en mains, mais sans que le gouvernement émette une seule proposition en faveur du digital français et européen.
BITD Sans tête et sans pouvoir, tel un bateau ivre livré aux acteurs américains ou chinois qui vont très généreusement pénétrer l’ensemble des systèmes régaliens de l’État, et ainsi absorber, tout en étant rémunéré, notre consistance régalienne. Après la « guerre fantôme » contre Alstom (2016), et « Sabordage. Comment la France détruit sa puissance » parut en 2014 (Chritian Harbulot aux Éditions François Bourin), une « étrange défaite » s’annonce dans le quotidien Frankfurter Allegmeine qui décrit comment les Français vivent l’épidémie (27 avril 2020). Aucun acteur politique, à l’exception de Thierry Breton que la Commission européenne tente de digérer, n’a conscience du danger imminent, celui d’une « colonisation » qui menace la France, son autonomie stratégique et ses prochains scrutins électoraux à l’image du scandale de Cambridge Analytica.
Livrés à eux-mêmes, les +300 de l’appel du 9 avril n’ont jamais eu audience de gouvernants : encore faut-il que la puissance publique se dote d’une voix et de plusieurs oreilles sur le sujet. Ils représentent pourtant une part du génie académique français, le second marché mondial après celui des armes, et le troisième si on y intègre le marché de la drogue. Mais pire que cela, ils représentent par leurs innovations et réponses aux solutions des GAFAM ou des BATXH, la seule alternative de préserver le sens politique de nos données, véritable enjeu de la transformation numérique, de la finance à la santé en passant par l’état civil et le système politique.
Pourquoi un tel déni ?
En France, les grands acteurs capables de proposer des services numériques sont Capgemini, Altran, Atos, Sopra-Steria pour citer les plus connus. Ils absorbent à eux seuls presque 90 % des marchés publics, mais ne savent vendre que trois produits : Google, AWS (Amazon Web Services) et Microsoft. Aucun d’entre eux n’ose promouvoir une solution française, souvent porté à bout de bras par deux entrepreneurs, sous perfusion de la BPI (!), et qui ne grandiront qu’avec la confiance du premier marché français. Depuis l’abandon du numérique français en mars 2000 suite à l’explosion de la bulle Internet (dot-com bubble), aucun acteur politique et aucun entrepreneur du CAC 40 n’a démarché les 300 start-up, PME ou ETI pour trouver la solution à leur problème. Le choix américain et désormais chinois semble s’imposer comme une assurance-vie, voire une évidence. Nous faisons plus confiance en la technologie américaine quand il s’agit de gérer nos propres données qu’en l’innovation européenne, quand il s’agit de promouvoir notre économie et préserver par-delà notre libre arbitre et nos libertés.
La data un enjeu de souveraineté
« L’intelligence artificielle, véritable extension des capacités d’analyse et de compréhension pour l’homme est devenue un élément de souveraineté nationale ». Selon, Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, qui soulignait le 14 février 2017 dans un colloque organisé à l’Assemblée nationale, que le bouleversement attendu de l’intelligence artificielle (IA) dans la conduite des affaires militaires « allait créer une troisième rupture technologique, après la dissuasion nucléaire et l’explosion des technologies de l’information et du numérique ». Sur la base de ce constat, la ministre des Armés Florence Parly annonçait en mars 2018 la création d’une agence de l’innovation de la Défense dotée d’un budget de 100 millions d’euros, tout en faisant de l’innovation un enjeu stratégique de son ministère dans un partenariat public-privé d’égal à égal. Presque un an plus tôt, Vladimir Poutine affirmait que celui qui détiendrait la donnée serait « le maitre du monde ». Résultat, la Russie débloque un budget de 2 milliards contre 100 millions pour la première puissance nucléaire européenne ! Ainsi conçu, le jeu est perdu d’avance. Les rapports de forces ne sont pas les mêmes surtout face à un peuple ayant la réputation d’avoir les meilleurs mathématiciens du monde.
Le nouveau gouvernement ayant littéralement omis l’enjeu numérique condamne la France à se laisser dominer, malmener et manipuler par les trois puissances mondiales détenant à ce jour une autonomie numérique suffisante pour ne pas rendre son propre pays sourd et aveugle. Les États-Unis, la RP de Chine et la Russie se partageront à trois le contrôle politique, sanitaire, social et économique de l’ensemble de l’Europe sans exception : ils pourront appliquer leur influence sur les leviers pertinents en réponse à leurs intérêts géopolitiques. Les États-Unis souhaitent retrouver leur rang de première place de marché, la RP de Chine veut étendre la route de la soie en imposant, selon Xi Jin Ping, les intérêts essentiels de l’Empire du Milieu, et la Russie n’attend que l’anéantissement du socle OTAN pour s’accaparer les pays limitrophes de l’ex-URSS pour commencer.
La seule réponse est un ministère régalien
Les trois nations citées ont toutes i) une agence nationale de sécurité ayant pour mission de sauvegarder les avantages économiques de ses propres acteurs et du maintien de la souveraineté de l’État, ii) des textes législatifs renforçant la sécurité nationale et le renseignement, et au final iii) sont souveraines. Car elles ont compris que ce n’est pas un vote qui fait gagner, mais la détention d’information permettant d’agir par influence et manipulations là où nous pensons que le vote démocratique joue son rôle : « J’ai voté, donc j’ai choisi ». Belle illusion qui conduit ces trois puissances à altérer nos consciences dans leurs intérêts en filtrant l’information pertinente et en répétant l’information décisive. L’Union européenne ne détient aucune souveraineté, mais semble faire valoir une volonté de puissance.
Seules la France et l’Allemagne ont une souveraineté, tout en souhaitant l’européanisation de l’indépendance. Mais BITD pour ce faire, la France doit construire son ministère du numérique ou celui de la sécurité, économique et numérique. Il devra impérativement être régalien et autonome, c’est-à-dire sans tutelle, indépendante des questions budgétaires comme le fut jadis le Commissariat à l’énergie atomique (1946). Dirigé par deux têtes, l’une militaire, l’autre civil, il doit promouvoir la sensibilité numérique au sein de l’économie publique et privée, des corps intermédiaires et des élites politico-administratives en lien avec une sensibilisation de la société civile. Une donnée est précieuse, et engage notre liberté. Il aura la charge de préserver l’intelligence économique civile, et de devenir un acteur de la contre-ingérence et du contre-espionnage territorial.
La promotion des acteurs du numérique Européen sera sa priorité, à commencer par faire changer le code des marchés publics et évaluer systématiquement le bien-fondé du choix d’une technologie extracontinentale selon l’exemple du CFIUS (Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis). Il devra imposer, avec des moyens et un cadre législatif revisité, la gouvernance européenne en matière de souveraineté numérique. Ce qui veut dire par cesser de reconnaitre les lois extraterritoriales américaines en premier lieu, et par porter celles européennes avec leurs valeurs comme le RSE et bien sûr le RGPD.
Beaucoup diront qu’il s’agira d’une guerre envers les États-Unis, pour autant, cela fait plus de trente ans que les États-Unis nous font la guerre sur ce terrain, encore appelée unfair competition, ou une concurrence déloyale. La collecte exponentielle de nos données implique la nécessité d’une prise de conscience immédiate et sans demi-mesure pour sauver notre économie numérique, notre liberté de choix et de décision.