Le bac, symbole du naufrage français

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Par Eric Verhaeghe Modifié le 17 juin 2013 à 5h07

Il fut une époque où avoir son bac, c'était quelque chose, situé entre le Graal et le premier haut-de-forme, c'est-à-dire un passage de la vie qui vous transformait son homme et vous posait en société. Au fil des ans et des massifications, et sans que nous ne nous en rendions vraiment compte, la nature du baccalauréat a mué. Peu à peu, cet instrument de reconnaissance s'est transformé en premier palier officiel de la sélection sociale et de la réaction nobiliaire qui paralyse le modèle républicain français.

Le nombre de candidats au bac général stagne, voire régresse

En apparence, le baccalauréat est une très belle conquête égalitaire: 80% d'une classe d'âge ou presque y accèdent, symbole d'une diffusion à l'ensemble de la société française des grands acquis de l'école laïque et républicaine. Ces statistiques tonitruantes donnent évidemment lieu à de grandes proclamations triomphales sur les bienfaits de l'Education Nationale, qui remplit sa mission, etc.

Maintenant, quand on traverse l'imposture des postures pour regarder la réalité des chiffres, c'est un tout autre monde qui se révèle à nous.
Premier élément, 665.000 élèves sont inscrits au baccalauréat cette année, soit 5% de moins que l'an dernier. Cette variation sur une année n'est pas suffisamment significative pour donner lieu à une interprétation fine, mais elle souligne clairement que le pays a atteint un seuil de reflux. La grande massification de l'enseignement, assurée avec des recrutements par légions d'enseignants mal préparés à leur métier, est au bout d'une logique.

La triste réalité de cette logique tranche avec la posture du baccalauréat égalitaire et rayonnant prise par la technostructure de l'Education Nationale. Depuis 1995, par exemple, le nombre de candidats au baccalauréat général stagne, voire régresse. En 1995, 287.000 élèves avaient décroché ce sésame. Ils n'étaient plus que 284.000 en 2011. Pendant ce temps, la population de bacheliers a beaucoup augmenté... Grâce au baccalauréat professionnel.

Les nouvelles technologies ne sont pas mises en avant, l'examen est dépassé

En réalité, depuis une vingtaine d'années, le baccalauréat général, celui qui fait réussir les élèves dans l'enseignement supérieur, celui qui prépare aux meilleures filières, ne cesse de perdre du terrain dans une indifférence collective frappante. Et ce baccalauréat général, en quoi consiste-t-il au juste ? En une épreuve obsolète, sur du papyrus, une plume d'oie à la main, quand la planète entière s'est convertie aux nouvelles technologies.

De façon presque tragique, l'Education Nationale investit dans des détecteurs de téléphones portables pour interdire aux élèves de s'en servir. Evidemment... Cet outil sera la base de leur vie future, tant à la maison qu'au bureau. Il est bien nécessaire de s'assurer que, pour réussir le baccalauréat, il ne faut surtout pas savoir l'utiliser.

Le naufrage français est tout entier contenu dans ce geste : alors que le champ du savoir est bouleversé par des technologies collaboratives qui modifient complètement le rapport à la pensée et aux connaissances, l'Education Nationale française défend becs et ongles une vision dix-neuvièmiste de l'intelligence : l'élève seul face à une feuille de papier, un stylo à la main, interdit de communiquer avec ses voisins.


Ce n'est pas que je sois hostile à la solitude de l'homme qui pense et s'émancipe dans un grand élan d'indépendance de l'esprit. Mais chaque chose en son temps! Le baccalauréat vise-t-il à mesurer la capacité de nos élèves à penser seuls, ou vise-t-il à mesurer l'acquisition des compétences nécessaires à leur survie dans un monde nouveau ?

Penser seul, c'est très bien, mais l'épreuve de philosophie suffit largement à mesurer ce savoir-faire. Et là encore, si l'on regardait la façon dont les copies de philosophie sont notées, on serait sans doute surpris de voir que les correcteurs attachent plus d'importance à la récitation de connaissances apprises sans véritable compréhension, qu'à l'émergence d'une pensée solitaire.

Le bac accroît les inégalités en privilégiant des formes précises d'intelligence

Mais qu'importe, au fond. Ce qui est en cause, c'est le principe d'une évaluation finale de l'enseignement, sur des critères purement formels (la dissertation, la rhétorique plus ou moins avouée, y compris dans les épreuves scientifiques) qui laissent de côté une multitude de compétences pour lesquelles les petits Français sont de plus en plus «largués» par rapport à leurs concurrents internationaux. L'enquête PISA le montre très astucieusement : nos élèves savent globalement s'exprimer, mais ils peinent à interpréter les textes, les consignes, les énoncés, et se révèlent bien piètres dès qu'il s'agit de questionnaires à choix multiples.

Là encore, je connais le souverain mépris français pour cette forme d'évaluation, jugée étriquée et peu imaginative, que sont les QCM. Il n'en demeure pas moins qu'être capable de dire si un énoncé complexe est vrai ou faux exige des qualités d'analyse, de logique, d'écoute du monde, dont nos élèves sont privés par un enseignement obsédé par la forme, par l'étiquette, par l'occupation de l'espace social. Et étrangement indifférent à la lecture du monde, à son décryptage, à son écoute, et à son analyse. Ce qu'on appelait, au fond, l'esprit critique, lorsque nous étions jeunes.

On le voit, le contenu même du baccalauréat n'est pas vide de sens social. Choisir d'évaluer nos élèves sur une dissertation, c'est déjà privilégier une forme bien précise d'intelligence: celle des beaux quartiers qui écrasent de leur superbe et de leur faconde le monde qui les entoure. Choisir un système de notation globale qui mesure tout ce que la copie n'a pas (et les candidats au bac français en font largement les frais), sans mesurer toutes les compétences qu'elle a mobilisées pour exister, ce qu'on appelle la constante macabre, est un autre présupposé structurant pour notre système: il permet de disqualifier par défaut - l'enseignant mesure un écart par rapport à une norme, et pas la somme des acquis.

En un mot, le baccalauréat, cette évaluation d'un autre âge, c'est le village gaulois fait éducation. On l'aime bien, on se retrouve en lui comme dans une relique, il remplit bien sa fonction de sélection sociale, de légitimation d'un ordre aristocratique désuet. Mais il ne sert absolument pas à préparer nos enfants au monde qui les attend, ni à préparer la prospérité française de demain.

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Né en 1968, énarque, Eric Verhaeghe est le fondateur du cabinet d'innovation sociale Parménide. Il tient le blog "Jusqu'ici, tout va bien..." Il est de plus fondateur de Tripalio, le premier site en ligne d'information sociale. Il est également  l'auteur d'ouvrages dont " Jusqu'ici tout va bien ". Il a récemment publié: " Faut-il quitter la France ? "

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