Jeffrey Frankel – Le miroir idéologique

Jeffrey Frankel, professeur en formation de capital et croissance à l’Université d’Harvard, a été membre du Comité des conseillers économiques du président Bill Clinton. Il est associé de recherche à l’US National Bureau of Economic Research.
Jeffrey Frankel
Par Jeffrey Frankel Modifié le 27 septembre 2023 à 8h09
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Jeffrey Frankel – Le miroir idéologique - © Economie Matin
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Dans son dernier livre intitulé Doppelganger, l’essayiste et militante de gauche Naomi Klein plonge dans cet étrange mélange de polarisation politique, de réalités contestées et de réseaux sociaux qui caractérise l’époque actuelle. Arpentant ce « monde miroir » fait de théories conspirationnistes et de propagande d’extrême droite en ligne, elle formule un point de vue unique sur la dystopie numérique dans laquelle nous évoluons aujourd'hui.

Le titre Doppelganger (le sosie, le double) est une allusion à Naomi Wolf, auteure féministe devenue théoricienne conspirationniste, avec laquelle Klein est souvent confondue. Durant la pandémie de COVID-19, Wolf s’est démarquée en tant que fervente défenseuse des antivaccins, apparaissant fréquemment sur des plateformes d’extrême droite, et prétendant que les mesures de santé publique faisaient partie d’un complot mondial insidieux. En juxtaposant sa propre trajectoire à celle de Wolf, Klein démontre un niveau de conscience de soi qui n’apparaissait pas de manière évidente dans ses précédents ouvrages, formulant une critique franche de l’image personnelle qu’elle a cultivée au fil des années.

Professeure de justice climatique à l’Université de Colombie-Britannique, Klein est une auteure à succès prolifique et enviable. Ses best-sellers autour de problématiques telles que la menace du changement climatique, le rôle excessif de l’argent dans la politique aux États-Unis, ou encore la décision catastrophique du président américain George W. Bush d’envahir l’Irak, résonnent généralement dans l’esprit de ses lecteurs principalement libéraux.

Pour autant, dans chacun de ses livres, Klein expose une thèse qui, bien qu’originale dans sa formulation, accrocheuse dans son intitulé, et captivante dans son développement, est en réalité erronée. Son premier ouvrage No Logo l’illustre au plus haut point. Paru en 1999, peu après les manifestations antimondialisation survenues lors du rassemblement de l’Organisation mondiale du commerce à Seattle, l’œuvre prend pour cible les sociétés multinationales qui investissent massivement dans leur image de marque tout en externalisant leur production auprès des travailleurs à faible salaire des pays en voie de développement.

Bien entendu, certaines sociétés américaines sont devenues colossales et anticoncurrentielles, et justifieraient des réglementations plus strictes que celles qu’elles ont rencontrées ces dernières décennies. De même, l’argument de Klein est recevable selon lequel les grandes entreprises américaines s’enrichiraient sur une culture excessivement consumériste. Par ailleurs, les multinationales les plus visibles sont politiquement plus vulnérables que les entreprises de taille plus réduite et moins renommées.

De nombreux économistes répondraient néanmoins que les multinationales opérant dans les économies à bas salaires confèrent aux travailleurs pauvres un niveau de vie plus élevé que celui qu’ils auraient connu sans elles. Prenons l’exemple de la croissance économique de pays tels que le Bangladesh ou le Vietnam. Bien que les travailleurs des pays en voie de développement perçoivent de faibles salaires, un emploi dans un « sweatshop » pour une multinationale leur offre probablement de meilleures opportunités que les alternatives locales.

Si ce débat est bien connu, No Logo fait preuve d’originalité en ce que l’ouvrage identifie le marketing comme le cœur du problème. Le livre manque toutefois sa cible, dans la mesure où de petites entreprises anonymes, sans image de marque établie, peuvent se révéler des obstacles aussi importants à la durabilité environnementale ainsi qu’à d’autres objectifs sociaux que les grandes sociétés à la marque reconnue. Les grandes entreprises ont d’ailleurs tendance à avoir l’obsession de leur image publique, ce qui les rend plus réactives aux pressions des militants. Bien souvent, ce sont les plus importantes multinationales, pas les petites entreprises, qui promeuvent l’amélioration des normes environnementales et du travail.

En 2007, Klein a publié The Shock Doctrine, une critique de l’économie néolibérale. Si les débats autour du rôle de l’État dans l’économie ne datent pas d’hier, le terme « néolibéral » demeure ambigu. S’il signifie la croyance dans un pur capitalisme du laissez-faire, et l’opposition à toute réglementation, alors peu d’économistes et de dirigeants politiques correspondent à cette définition. De manière alternative, le néolibéralisme pourrait signifier l’intervention des régulateurs uniquement pour remédier à certaines défaillances spécifiques du marché, telles que la pollution, les monopoles ou encore les asymétries d’information – une définition davantage en phase avec la théorie économique dominante.

L’originalité du livre réside dans l’affirmation de Klein selon laquelle les conservateurs américains exploiteraient les crises nationales pour rallier le soutien du public à des politiques qu’ils ne mettraient pas en œuvre en d’autres circonstances. L’exemple le plus frappant concerne la manière dont Bush et le vice-président de l’époque, Richard Cheney, ont tiré parti du profond traumatisme psychologique des attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis pour susciter un soutien en faveur des guerres en Afghanistan et en Irak. Aspect révélateur, Bush et Cheney ont également considéré les lendemains du 11 septembre comme un moment opportun pour promouvoir des réductions d’impôts.

Or, il existe au moins autant d’exemples historiques de libéraux exploitant des crises pour mobiliser le soutien du public à l’appui de leur agenda. Le président américain Franklin Roosevelt tira ainsi parti du bouleversement sociopolitique de la Grande Dépression pour mettre en œuvre les réformes économiques radicales du New Deal. De même, l’administration de Barack Obama, dans une logique selon laquelle une crise constitue «  une opportunité à ne pas manquer », a exploité la Grande Récession de 2007-2009 pour surmonter l’opposition féroce des Républicains et adopter les réformes financières Dodd-Frank ainsi que l’Affordable Care Act.

Dans son ouvrage de 2014 intitulé This Changes Everything, Klein affirme que le capitalisme est fondamentalement à l’origine du changement climatique, et que la réponse à cette crise climatique nécessite une refonte du système économique mondial. Or, si l’industrialisation et la croissance économique ont certainement alimenté les émissions de gaz à effet de serre, le fait est que les économies sous commandement communiste, telles que celles de l’ancien bloc soviétique, ont connu des niveaux de pollution significativement supérieurs à ceux de leurs équivalentes capitalistes occidentales.

Plus important encore, lutter contre le changement climatique n’implique pas nécessairement d’abandonner le capitalisme. Au contraire, l’utilisation de mécanismes de marché tels que les taxes carbone et les quotas d’émission échangeables peut permettre de réduire les coûts du passage à une économie neutre en carbone, et ainsi rendre cette transition plus viable politiquement. Les commerce international peut également être exploité en faveur de l’environnement.

Ceux qui nient l’existence des changement climatiques affirment depuis longtemps que la campagne de lutte contre le réchauffement climatique ne serait qu’une ruse de la gauche visant à étendre l’envergure et le champ de l’État. Bien que le mouvement pour le climat s’ancre profondément dans des recherches scientifiques plutôt que dans quelque idéologie pro-État, l’argument anticapitaliste de Klein a malencontreusement conféré du crédit à ces affirmations. Cette perception a par ailleurs été renforcée par l’implication des Démocrates dans plusieurs mesures étranges telles que la garantie des emplois fédéraux, dans le cadre de leur législation sur le « Green New Deal ».

À la différence des précédents ouvrages de Klein, Doppelganger inclut une importante autoréflexion. Tout en examinant les tactiques agressives et factuellement contestables de l’extrême droite, l’auteure fait face à ses propres limites. « Durant des années, je m’étais répété (comme aux autres) que j’étais opposée aux étiquettes ; or, je me trouvais là, tentant d’affirmer mon moi souverain face à un moi sans image », observe-t-elle en référence à « l’autre Naomi ».

C’est sans doute l’un des enseignements importants de Doppelganger. Plutôt que d’insister uniquement sur les perceptions erronées de nos adversaires politiques, nous pourrions admettre et affronter certaines limites que nous partageons tous. De gauche ou de droite, auteurs ou lecteurs, nous avons tous tendance à trop nous fier aux marques, slogans, gros titres, généralisations, personnalités, équipes, groupes et systèmes. En reconnaissant notre tendance collective au raisonnement tribal voir conspirationniste, nous pourrions jouir d’une meilleure compréhension de notre époque culturelle.

Naomi Klein, Doppelganger: A Trip into the Mirror World, Farrar, Straus and Giroux, 2023

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