Joschka Fischer : Intelligence artificielle : maître ou esclave ?

Joschka Fischer a été ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier de l’Allemagne entre 1998 et 2005. Il a également été responsable des Verts allemands pendant près de 20 ans.

Joschka Fischer
Par Joschka Fischer Publié le 3 octobre 2023 à 3h30
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Joschka Fischer : Intelligence artificielle : maître ou esclave ? - © Economie Matin

Nous vivons une époque mouvementée – que certains seraient même tentés de qualifier de « folle » – tant notre histoire se déroule à un rythme rapide et effréné. Pourquoi cela se produit-il maintenant ? Parce que trois grandes crises transformationnelles frappent l'humanité au même moment. Chacune de ces transformations géopolitiques, climatiques et numériques actuelles a de quoi poser suffisamment de difficultés en soi, mais il se trouve que nous les vivons simultanément. Une méga-crise mondiale sans précédent menace de submerger les capacités d'adaptation ou de contrôle de nos systèmes politiques et culturels.

Chaque année, des températures record, des feux de forêt, des sécheresses et des phénomènes météorologiques extrêmes soulignent l'ampleur de la crise climatique. Bien que ses implications mondiales à long terme soient extraordinairement complexes, la nature fondamentale du problème est compréhensible. Les solutions sont connues, mais les moyens d'y parvenir sont incroyablement difficiles à mettre en œuvre. En revanche, les conséquences de la transformation numérique restent plus incertaines. Au cours de l'année écoulée, l'humanité a ouvert une nouvelle porte technologique avec des percées dans l'intelligence artificielle générative (IA) et personne ne sait avec certitude ce qui se trouve de l'autre côté.

Une grande différence entre ces deux développements, c'est que les effets de l'IA pourraient encore être arrêtés, voire inversés, du moins en principe. Cependant, on doute qu'ils le soient réellement. L'expérience historique et la logique sous-jacente de la recherche et du développement technologique suggèrent que la révolution de l'IA va continuer de s'amplifier.

Fin 2022, la start-up californienne OpenAI (grâce au financement d'importants investissements du géant Microsoft) a publié son grand modèle de langage ChatGPT, en déclenchant ainsi une nouvelle ruée vers l'or technologique. Bien que l'IA ne soit pas nouvelle, un grand nombre de gens reconnaissent l'époque actuelle comme marquant le début d'une nouvelle ère. La numérisation a atteint un niveau sans précédent sur le plan qualitatif, dit-on, et va maintenant changer fondamentalement notre mode de vie – de la façon dont nous produisons et consommons à celle dont nous interagissons les uns avec les autres.

À l'avenir, nous devrions envisager la possibilité que la relation entre les humains et les machines soit inversée. Avec leur puissance et leur vitesse de calcul supérieures, l'accès à une surabondance croissante de données et l'amélioration rapide des capacités perceptives (grâce à des capteurs toujours plus sensibles et plus sophistiqués), les nouvelles machines deviendront d'abord indispensables pour l'humanité, avant de finalement la surpasser.

Il s'agit donc d'une possible inversion des rôles entre le sujet et l'objet – entre les humains et leurs outils. Puisque les machines dotées de capacités d'auto-apprentissage et de connaissances supérieures auront clairement la capacité de reléguer l'humanité à la deuxième place, la véritable question est de savoir si elles le feront vraiment.

Pour apprécier cette dynamique, nous devrions revenir à la célèbre analyse du philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel de la « dialectique du maître et de l'esclave », qu'il a articulée au plus fort de la première Révolution industrielle, dans son ouvrage fondateur de 1807, La Phénoménologie de l'Esprit. Le Maître archétype, explique Hegel, commande et apprécie les fruits du travail des autres, tandis que l'Esclave endure les difficultés du labeur et de la soumission à la volonté du Maître. Au cours de ce processus, cependant, l'esclave acquiert des compétences pour façonner le monde et un jour rejette l'autorité de son maître.

Comment cette dialectique va-t-elle se jouer dans la relation entre humains et machines ? Cette question est complètement sans précédent dans l'histoire de l'humanité et la réponse pourrait bien déterminer si cette histoire se poursuivra à l'avenir. Mais les deux autres grandes transformations viennent encore compliquer les choses, car elles peuvent signifier que nous n'avons guère d'autre choix que d'embrasser pleinement l'IA.

Après tout, la survie humaine sur une planète sensiblement plus chaude est-elle même concevable sans établir une civilisation technologique basée sur l'IA ? Et que devons-nous faire si nos rivaux géopolitiques poursuivent la domination de l'IA, sinon poursuivre la domination de l'IA nous-mêmes ? De plus, qu'adviendra-t-il de la composition politique fondamentale des sociétés humaines dans ces conditions radicalement différentes et nouvelles ? Qu'adviendra-t-il des États et des gouvernements et de la lutte apparemment sans fin entre eux, surtout si l'IA devient le moyen privilégié de mener – ou même de commander – la guerre moderne ?

Alors que nous franchissons le seuil de l'IA – apparemment avec peu de choix en la matière – nous devons prendre au sérieux la possibilité que notre passage d'une civilisation centrée sur l'homme à une civilisation dominée par les machines aboutisse à l'élimination totale de l'élément humain. Même si l'espèce humaine n'est pas éliminée, elle pourrait être complètement marginalisée. Aussi étrange que cela puisse paraître, c'est le point culminant éminemment probable de la dialectique des Lumières.

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Joschka Fischer a été ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier de l'Allemagne entre 1998 et 2005. Il a également été responsable des Verts allemands pendant près de 20 ans.

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