Dans une conférence en ligne organisée mardi 6 décembre 2022 par The Shift Project, le think tank fondé par Jean-Marc Jancovici, en partenariat avec la DGRIS (Direction générale des relations internationales et de la stratégie), dépendant du ministère de la Défense, a livré une analyse poussée de la situation énergétique mondiale et européenne. Et arrive à la conclusion suivante : la crise de l’énergie ne fait que commencer, et elle va être très, très grave.
Une très vive concurrence d’approvisionnement entre les pays qui ont absolument besoin de gaz naturel va se jouer dans les années à venir, et en réalité dès 2023, et provoquer une explosion de la demande, et donc, des prix, explique Mathieu Auzanneau, qui dirige aujourd’hui The Shift Project, et a dirigé cette étude exclusive présentée par Jean-Marc Jancovici.
Le problème majeur auquel l’Europe va faire face, ou fait déjà face, c’est que la confrontation de l’offre de gaz naturel disponible dans les années à venir, et la demande, va créer une situation inextricable. Tout simplement, une partie de la demande ne pourra pas être satisfaite, ce qui se concrétise par une destruction de cette demande, avec tout ce que cela implique : fermeture définitives d’usines, restrictions de chauffage..
(GAUCHE) En gris, en haut à droite sur ce graphique, les approvisionnements contractés auprès de la Russie avant la guerre en Ukraine. Des approvisionnements impossibles à remplacer en l’état actuel du marché mondial du gaz.
(DROITE) Evolution de la demande mondiale de gaz prévisionnelle de 2022 à 2040, demande non couverte.
La crise de l’énergie préexistait la guerre en Ukraine
Même si le conflit en Ukraine devait cesser demain, chose pour l’instant improbable, et même si la levée des sanctions occidentales permettait la reprise des livraisons de gaz russe, il serait impossible de recouvrer l’intégralité du volume de gaz attendu pour 2023 et les années à venir. C’est bien sûr la destruction des gazoducs Nordstream I et II qui empêche un retour à « la normale », ou à l’état d’avant la crise.
Par ailleurs, la concurrence mondiale provoque de graves déséquilibres ailleurs dans le monde. Si l’Europe a la capacité financière (en s’endettant) d’acheter du GNL, à n’importe quel prix (x5 minimum), elle prive par contrecoup d’autres pays, à commencer par des pays émergeants, comme le Bangladesh, d’accès à cette ressource énergétique et indispensable qu’est le gaz.
Noir c’est noir ? Il y a cependant une petite fenêtre de tir, d’espoir, avec l’arrivée sur le marché de nouvelles sources de gaz naturel. C’est le cas notamment du gaz de schiste américain, dont la production peut encore augmenter. C’est aussi l’arrivée sur le marché du GNL du... Qatar, dont les ressources en gaz sont encore au tout début de leur exploitation.
Energie : l’Union Européenne va entrer dans une zone de turbulences terribles
Malheureusement, dans tous les cas de figure, l’Union Européenne va entrer dans une zone à risques extrêmement intense, avec, au mieux, une tension colossale sur les prix, au pire, une énorme destruction de la demande, avec les conséquences évoquées plus haut. Dans le premier scénario, le plus « optimiste », l’UE remporte la plupart des marchés de commandes de gaz, au niveau mondial, hors Russie, et arrive à faire face à sa demande interne, et ce, à n’importe quel prix. Au pire, la différence entre les volumes de gaz disponibles, susceptibles d’être contractés, et la demande est telle, que le déficit d’approvisionnement sera très sévère. Même la normalisation des relations avec la Russie, qui n’est aujourd’hui pas à l’ordre du jour, et même, la réparation à marche forcée de Nord Stream I et II, ne permettent pas d’assurer à l’UE qu’elle retrouvera le gaz dont elle a besoin aux mêmes conditions financières.
A l’inverse, un statu quo de la demande de gaz en Europe, et un arrêt des livraisons de gaz russe, provoquera une situation absolument intenable, avec un écart de 50 % entre l’offre de gaz disponible, et la demande.
Tout va se jouer en réalité lors de cet hiver 2022. Les tensions sur les énergies vont être tellement intenses, que des mesures d’urgence vont s’imposer, à commencer par des mesures de décarbonation. Problème : la décarbonation passe souvent par l’électrification, et l’électrification exige de construire rapidement des moyens de production pilotables, car tout ne peut pas reposer sur les seules ENR, l’éolien comme le solaire.. Or, pour l’instant, les projets de nouvelles centrales nucléaires, pour la seule France, ne sont pas censés produire leurs premiers électrons avant... 2035, au mieux.
Autant dire que la décennie à venir va être très, très compliquée, pour les entreprises consommatrices d’énergie (même un boulanger !), mais aussi pour les citoyens européens, sachant que le résidentiel représente un gros tiers de la consommation d’énergie, à égalité avec l’industrie, et le transport. Tous seront lourdement impactés par cette crise de l’énergie qui commence.