Les secrets de la réussite entrepreneuriale et l’importance du « capital patient »

Le nouveau président du Conseil d’administration du Conseil européen de l’innovation (CEI), le docteur Michiel Scheffer, prend aujourd’hui ses fonctions. Avec un budget de 10 milliards EUR, le rôle du CEI est d’identifier et de soutenir les nouvelles technologies et les avancées scientifiques. Dans un entretien donné au magazine Horizon, M. Scheffer nous parle de sa mission, des domaines dans lesquels l’Europe est, selon lui, en position de force, et ceux dans lesquels elle doit encore s’améliorer.

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Par Horizon Publié le 12 juin 2023 à 5h11
Silicon Valley Innovation Processus Developpement
@shutter - © Economie Matin
2,5%Le nombre de demandes de brevets auprès de l'Office européen a augmenté de 2,5% en 2022.

Le monde de l’innovation n’est pas nouveau pour Michiel Scheffer. Pendant 15 ans, ce Néerlandais a été à la tête d’une société de conseil en innovation auprès d’entreprises des secteurs de la mode et du textile. Il a aussi été ministre régional de la province néerlandaise de Gueldre. Aujourd’hui, il se dit impatient de prendre ses fonctions à Bruxelles, en tant que président du Conseil d’administration du CEI.

Parmi les postes que vous avez occupés, en université, dans l’industrie, ou en politique, lequel vous a le mieux préparé à votre rôle de président du CEI?

Étonnamment, ce sont mes responsabilités politiques qui m’y ont probablement le mieux préparé. Les défis que j’ai été amené à relever sont proches de ceux qui m’attendent. Bien entendu, il est important de connaître le fonctionnement de la recherche universitaire et des entreprises. Mais la politique est ce qui m’a le mieux préparé.

J’ai été ministre régional de la province de Gueldre, aux Pays-Bas. Il y a quinze ans, j’ai vendu plusieurs entreprises publiques, ce qui a permis à la province d’augmenter ses revenus. J’ai dirigé le fonds qui a investi cet argent. J’ai investi 600 millions EUR dans des start-up et des scale-up, et je suis fier du travail qui a été effectué. C’est une version plus modeste de ce que je m’apprête à faire avec le CEI.

Et votre travail en tant qu’entrepreneur?

Je suis né dans une famille de l’industrie textile. L’entrepreneuriat est dans mon ADN depuis trois générations. En tant qu’entrepreneur, j’ai aidé des sociétés de l’industrie textile à innover. Mais j’ai aussi essayé de développer mes propres technologies par le biais de start-up. Je dois toutefois préciser que tous ces projets de start-up ont échoué.

Qu’avez-vous appris de ces échecs?

Pour commencer, j’ai rencontré le problème qu’ont généralement les start-up. Elles doivent disposer d’un capital patient. À un moment donné, vous avez besoin de déployer une technologie à grande échelle, ce qui peut coûter des millions d’euros. Cela signifie que vous devez pouvoir compter sur des sources de capitaux fiables, et c’est à ce moment-là que certaines idées échouent. J’espère que le CEI pourra aider à résoudre ce problème.

Une start-up doit aussi considérer l’Europe comme son marché de départ. Nous ne pouvons pas considérer nos pays ou nos régions comme nos seuls marchés. Nous avons besoin de l’Europe pour que les entreprises puissent se développer.

Quand vous étiez consultant, vous étiez spécialisé dans les secteurs du textile et de la mode. Quels enseignements en avez-vous tiré?

La mode est un secteur très innovant. Chaque saison, il faut trouver de nouvelles idées et associer des concepts, encore et encore. Étonnamment, cet état d’esprit s’avère très utile pour aider l’Europe à innover dans la deep-tech car cela exige de mener une réflexion transversale. Vous êtes souvent amené à combiner différents domaines ou secteurs. Par exemple, de nouveaux matériaux sont utilisés pour fabriquer des technologies médicales. Et c’est un domaine dans lequel l’écosystème d’innovation européen obtient de bons résultats. Tous les acteurs sont proches les uns des autres.

Par exemple, aux États-Unis, la Silicon Valley est très éloignée géographiquement du Research Triangle [une région de Caroline du Nord spécialisée dans le secteur médical]. En Europe, nous sommes plus performants en ce qui concerne cette innovation transversale, un aspect que je connais bien grâce à mon expérience dans la mode.

Que pensez-vous de ce que l’on appelle le «Paradoxe européen» dans le domaine de l’innovation, c’est-à-dire l’idée que l’Europe est un leader mondial dans les sciences et la recherche, mais que nous ne sommes pas bons lorsqu’il s’agit de convertir ces connaissances en start-up ou en activité économique?

Ce paradoxe existe, mais ce n’est pas une fatalité. Certaines régions d’Europe ont réussi à dépasser ce paradoxe. Elles sont parvenues à investir des fonds efficacement et à constituer un réseau de start-up. Je pense à des villes comme Eindhoven, Grenoble ou Tallinn. Certaines régions ont aussi réussi à tirer leur épingle du jeu.

Les États-Unis et la Chine, les deux autres grandes puissances économiques, peuvent compter sur des marchés intérieurs bien plus cohérents et sur une gouvernance plus solide. L’Europe a du potentiel mais fondamentalement, on est encore face à 27 pays membres différents. Il y a, bien sûr, un marché unique, mais les possibilités de financement restent fragmentées, surtout pour les start-up. Le CEI veut créer un marché unique pour le capital-risque.

Et les investisseurs privés? Ne sont-ils pas mis à l’écart?

Nous travaillons de manière «participative» et nous ne nous lançons jamais seuls. Lorsque nous accordons des fonds propres, nous n’investissons que lorsque nous avons l’appui d’investisseurs privés. Nous voulons attirer les investisseurs privés en capital-risque, pas être en concurrence avec eux. Les investisseurs publics atténuent considérablement les risques encourus par les investisseurs privés en capital-risque. Ils procèdent à une sélection, à des contrôles préalables, et ce sont autant de choses que les investisseurs privés n’ont pas à faire. Des études montrent que les sociétés dans lesquelles des investisseurs publics et privés collaborent ont plus de chances de perdurer que celles dont les fonds sont uniquement issus du privé.

Un financement de l’UE a-t-il vraiment besoin d’investissements en fonds propres?

L’investissement public a joué un rôle clé dans chaque transition technologique majeure qui s’est opérée ces 400 dernières années. Que ce soit sous la forme de fonds propres ou d’un contrat avec le gouvernement. Bien entendu, il faut être prudent, mais l’histoire montre que cela fonctionne. Après plusieurs décennies néolibérales, ce sera un peu nouveau pour les gouvernements de procéder à nouveau à des investissements en fonds propres, mais à long terme, il est parfaitement normal que nous le fassions.

D’un autre côté, pensez-vous que les investisseurs privés en capital-risque sont un peu trop frileux en Europe?

Cela peut arriver, mais de nombreux investisseurs privés en capital-risque prennent des risques. En Europe, le principal problème est que les investisseurs institutionnels, comme les fonds de pension ou même les gestionnaires de patrimoine (les fonds qui gèrent et investissent l’argent de familles fortunées) investissent trop peu dans le capital-risque. La difficulté est davantage d’amener ces fonds importants à investir une plus grande part de leur capital dans le capital-risque, et de donner ainsi un coup de pouce aux start-up européennes.

En tant que titulaire d’un doctorat, comment pouvez-vous encourager les scientifiques à s’intéresser à l’entrepreneuriat?

Nous devons encourager l’entrepreneuriat chez les scientifiques. Il n’y a pas de place pour tous les élèves en doctorat à l’université. Par ailleurs, de nombreux étudiants en doctorat préfèrent l’entrepreneuriat au milieu universitaire. C’était aussi mon cas il y a 30 ans. Bien sûr, cela ne signifie pas que l’entrepreneuriat est réservé aux scientifiques.

Les entreprises qui réussissent le mieux sont dirigées par des équipes aux profils variés. Les scientifiques doivent collaborer avec des personnes qui ont un profil plus commercial. La diversité doit d’ailleurs aussi s’étendre au genre. Nous constatons que les équipes comprenant des femmes obtiennent plus de résultats que celles qui sont uniquement masculines. Les équipes de direction dont les membres viennent de différents pays réussissent aussi mieux. L’entrepreneuriat, ce n’est pas une seule personne qui a du génie mais des équipes qui privilégient la diversité.

Certains disent qu’une récession pourrait se profiler. Quel rôle le CEI doit-il jouer dans un environnement de financement de ce type?

Le CEI doit jouer le rôle de capital patient. Nous nous devons d’investir à long terme. L’instrument doit aussi s’inscrire dans le temps. Nous espérons que les États membres continueront de le soutenir dans le cadre du prochain programme de travail, après 2027. Nous sommes face à des transitions technologiques à très long terme, par exemple dans le domaine du développement durable, qui s’étendent bien au-delà de l’horizon 2050. Nous avons besoin d’instruments financiers capables de fonctionner sur ce type d’échéance.

En tant que président du CEI, quelle sera votre première action?

Certains écosystèmes d’innovation régionaux fonctionnent déjà très bien mais d’autres sont à la traîne. Je veux accorder plus d’attention aux pays et régions qui ont besoin d’aide. Une de mes activités principales serait de rendre visite aux différents écosystèmes. En juillet, je commence par le Portugal, qui possède un très bon écosystème technologique. Mais par la suite, j’aimerais me rendre en Bulgarie, en Slovénie, en Croatie et en Pologne. C’est ce que l’on appelle un «élargissement». Nous donnons la possibilité à ces régions de s’inspirer d’autres réussites, comme celle d’Imec à Louvain, en Belgique, et d’Enterprise Ireland, en Irlande.

Nous devons aussi encourager les investissements dans des domaines importants pour l’Europe sur le plan stratégique. Un des points forts de l’Europe est, par exemple, l’agriculture. Nous devrions étudier les possibilités que notre secteur agricole nous fournisse certaines matières premières ou ressources utilisées dans les secteurs chimique et pharmaceutique.

Les agriculteurs pourraient, par exemple, nous approvisionner en acide lactique, obtenu à partir du sucre, que nous pourrions utiliser pour fabriquer du plastique. Des secteurs biologiques tels que l’agriculture pourraient ainsi être associés à nos efforts pour gagner en autonomie dans des domaines économiques stratégiques.

Quels conseils donneriez-vous à des entrepreneurs potentiels?

Un entrepreneur a besoin d’amis qui portent un regard critique sur ses activités. Vous devez apprendre à raconter votre histoire et à écouter les critiques. Les bons entrepreneurs ne travaillent jamais seuls. Essayez de constituer une équipe et de faire en sorte d’y intégrer des personnes aux profils variés.

UN NOUVEAU PROGRAMME EUROPÉEN D’INNOVATION ET LE CEI

Une nouvelle vague d’innovation est en cours: l’innovation à fort contenu technologique, ou «innovation deep tech», qui plonge ses racines dans la science, la technologie et l’ingénierie de pointe, est souvent la résultante d’avancées dans les domaines de la physique, de la biologie et du numérique et constitue une source potentielle de solutions transformatrices face aux défis mondiaux.

Avec le nouveau Programme européen d’innovation, l’EU formule de nouvelles mesures concrètes pour aider les entreprises innovantes, y compris les start-up de la deep-tech, à réussir à commercialiser leurs innovations.

Le Conseil européen de l’innovation (CEI) aide les start-up les plus prometteuses de la deep-tech en Europe de bénéficier d’un soutien supplémentaire pour développer leurs innovations de rupture grâce à une combinaison unique de subventions publiques et d’investissements en fonds propres patients via le Fonds du CEI. Celui-ci devrait devenir le premier investisseur en démarrage de deep tech en Europe: en exploitant l’effet de levier du budget de 10 milliards EUR du CEI, il pourrait attirer 30 à 50 milliards EUR d’investissements privés.

Cet article a été publié initialement dans Horizon, le magazine de l’UE dédié à la recherche et à l’innovation. 

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