Prendre pour cible la nouvelle inflation

Isabella M. Weber, professeure adjointe d’économie à l’Université du Massachusetts, est l’auteure de l’ouvrage intitulé How China Escaped Shock Therapy: The Market Reform Debate (Routledge, 2021).

Isabella Weber On New Economic Thinking
Par Isabella M. Weber Publié le 26 juillet 2023 à 4h30
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Prendre pour cible la nouvelle inflation - © Economie Matin
2%L'objectif d'inflation de la BCE reste inchangé à 2% par an.

 Les hauts dirigeants ont reconnu que les bénéfices constituaient une source majeure d’inflation en Europe, une position réaliste éclairée davantage par les faits que par l’économie des années 1970. Maintenant qu’ils adoptent cette nouvelle analyse de ce qui alimente l’inflation, la réponse politique doit changer elle aussi.

Au cours des derniers mois, Banque centrale européenneOCDEBanque des règlements internationaux (BRI) et Commission européenne ont toutes publié des études démontrant que les bénéfices avaient représenté une part importante de l’inflation. Pour ceux qui doutaient encore, le coup de grâce est survenu le 26 juin, lorsque le Fonds monétaire international a tweeté : « Les bénéfices croissants des entreprises ont constitué le principal contributeur de l’inflation en Europe ces deux dernières années, les sociétés ayant augmenté les prix davantage que la hausse des coûts de l’énergie importée ».

Pourquoi leur a-t-il fallu aussi longtemps pour le reconnaître ? Le 5 juin, la président de la BCE Christine Lagarde a expliqué devant le Parlement européen que « la contribution des bénéfices à l’inflation […] nous avait quelque peu échappé », dans la mesure où « nous ne disposons pas de données aussi nombreuses et fiables que celles dont nous disposons concernant les salaires ». Les dirigeants politiques ont échoué à pleinement apprécier « la transmission de l’augmentation des coûts subis par de nombreux secteurs d’entreprise vers les prix finaux ». Ce problème est désormais clairement connu. Si certains secteurs « ont entièrement répercuté les coûts sans réduire leurs marges », a expliqué Christine Lagarde, d’autres sont allés plus loin en « augmentant les prix au-delà de la seule hausse des coûts ».

Si les entreprises ont été en mesure de pousser les prix à la hausse, c’est pour deux raisons selon Christine Lagarde : les décalages entre offre et demande sur fond de goulots d’étranglement, et l’effet de coordination produit par les récents chocs majeurs (« Nous sommes toutes dans la même situation, nous allons toutes augmenter les prix »).

Cette « inflation des vendeurs » se produit lorsque les entreprises parviennent à transférer vers les consommateurs un choc de coûts majeur, en augmentant les prix afin de préserver voire d’améliorer leurs marges de profit. L’inflation des vendeurs aboutit ainsi à une augmentation des bénéfices totaux même si les marges des entreprises demeurent stables. C’est cette vérité simple qui conduisit Adam Smith, il y a 250 ans, à avertir sur le risque de voir les bénéfices créer des pressions sur les prix.

Certains rétorqueront peut-être que préserver les marges face à des chocs de coûts constitue un comportement normal d’entreprise, ne laissant ainsi aucune raison de repenser l’inflation actuelle. Or, personne ne conteste l’idée de la préservation voire de l’augmentation des marges par les entreprises (le terme « greedflation » étant inapproprié selon moi). La question réside davantage en ce que, sur un plan de comparaison historique, les entreprises y parviennent aujourd'hui de manière spectaculaire. Isabel Schnabel a été précurseuse dans ce type d’analyse de l’inflation au sein de la BCE, et lorsqu’elle a été interrogée récemment sur la possibilité d’une inflation actuelle alimentée par les bénéfices, elle n’a pas mâché ses mots : « Si vous effectuez une macro-décomposition, vous constatez qu’une part [de l’inflation] est alimentée par les bénéfices, point final. C’est un fait. »

Penchons-nous sur la comparaison effectuée avec le premier choc des prix pétroliers en 1973. À l’époque, comme le démontre le FMI, c’est le travail qui était parvenu à se protéger, et à repousser le choc ; au-delà du pétrole lui-même, l’augmentation des prix avait été presque exclusivement alimentée par la hausse des coûts unitaires du travail, et les bénéfices avaient diminué. Aujourd’hui, par opposition, le FMI détermine que les bénéfices représentent 40 % de l’inflation, et qu’ils ont, aux côtés des prix d’importation, remplacé les coûts du travail en tant que principal facteur. Par ailleurs, comme le confirme la BRI, les salaires réels ont diminué davantage que lors des précédents épisodes d’inflation. « Les travailleurs sont à ce jour les grands perdants du choc de l’inflation, […] qui entraîne un processus prolongé de 'rattrapage' salarial », explique Christine Lagarde.

Où la BCE, le FMI et la BRI et autres institutions majeures sont-ils aller puiser ces idées ? Certainement pas dans les vieilles hypothèses fondées sur la courbe de Phillips, les écarts de production, l’assouplissement monétaire ou la « demande excédentaire ». Peut-être mes travaux largement évoqués ont-ils joué un rôle, ou peut-être que certains ont simplement décidé d’observer les faits avec un regard nouveau.

Quoi qu’il en soit, poser le bon diagnostic est inutile si le traitement demeure inefficace voire dommageable. En l’état actuel des choses, le remède adapté à la lutte contre l’inflation demeure la hausse des taux d’intérêt, même si cela doit signifier accentuer le chômage ainsi que le risque de récession et d’instabilité financière. « Les perspectives d’inflation en Europe dépendront de la manière dont les bénéfices d’entreprise absorberont les augmentations de salaire », suggère le FMI. Or, il n’existe pas de canal direct entre augmentation des taux d’intérêt et compression des marges. Une hausse des coûts d’emprunt réduit plutôt la capacité des entreprises à absorber les augmentations de salaire.

Comme l’observent certains analystes de Wall Street, les entreprises appliquent aujourd'hui largement une stratégie consistant à privilégier « les prix plutôt que le volume ». Plutôt que d’abaisser les prix et d’améliorer le volume, nombre de sociétés compensent un faible volume en augmentant les prix ; dans un tel environnement, il est peu probable qu’une demande en baisse stoppe l’inflation.

Les grandes entreprises ont compris qu’il ne leur était pas nécessaire de prendre en charge la facture de chocs de coûts majeurs tels que la pandémie ou la guerre en Ukraine. Inutile également pour elles de s’adapter. À l’instar des grandes banques durant la crise financière de 2008, elles ont été intégrées à une culture de plans de sauvetage et de rejet mutuel des responsabilités. Or, ces comportements ne sont pas de nature à rendre l’économie plus résiliente. Nous devons décrire le recours à des taux d’intérêt plus élevés comme ce qu’il est : une stratégie consistant à reporter les coûts de l’inflation sur le travail (en contenant les salaires), sur les programmes sociaux (au travers de l’austérité), et sur les générations futures (en décourageant l’investissement).

La directrice générale adjointe du FMI, Gita Gopinath, a eu raison de déclarer le mois dernier : « Si l’inflation devait diminuer rapidement, les entreprises devraient laisser leur marges bénéficiaires… diminuer ». Pour y parvenir, une nouvelle stratégie devra toutefois être adoptée, consistant à discipliner les bénéfices incontrôlés, inciter à l’investissement, accroître la productivité, et encourager les entreprises à réaliser des profits de la bonne vieille manière : en vendant davantage de produits à des prix justes.

« Il n’y a pas d’alternative » à une économie de marché sans entraves, avait déclaré la Première ministre Margareth Thatcher dans une formule célèbre. L’année écoulée a enseigné aux dirigeants politiques qu’il existait au contraire de nombreuses alternatives. En Espagne, par exemple, une approche créative et globale a permis d’aboutir à un taux d’inflation inférieur à la cible de la BCE, de même qu’aux États-Unis, le pétrole débloqué par la Réserve stratégique a contribué à contrer les pressions inflationnistes.

Formuler la bonne analyse constitue une première étape indispensable. Les techniciens de l’économie et les dirigeants politiques des institutions internationales et européennes doivent désormais enclencher la deuxième. Nous avons besoin de politiques fondées sur cette nouvelle compréhension de la situation. À défaut, il serait plus sûr d’effectuer une pause dans les hausses de taux, et de ne rien faire, que de procéder à une nouvelle séquence de resserrement monétaire. L’alternative consistant à s’abstenir d’agir existe toujours.

© Project Syndicate 1995–2023

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Isabella M. Weber, professeure adjointe d’économie à l’Université du Massachusetts, est l’auteure de l’ouvrage intitulé How China Escaped Shock Therapy: The Market Reform Debate (Routledge, 2021).

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