Stacy Mitchell est co-directrice exécutive de l’Institut pour l’autosuffisance locale.
Ron Knox est chercheur senior et rédacteur de l’Initiative Independant Business à l’Institut pour l’autosuffisance locale.
Stacy Mitchell est co-directrice exécutive de l’Institut pour l’autosuffisance locale.
Ron Knox est chercheur senior et rédacteur de l’Initiative Independant Business à l’Institut pour l’autosuffisance locale.
A l'été 1982, le gouvernement américain a envoyé une lettre d'amour aux entreprises du pays. Le principal responsable de la lutte antitrust du président Reagan, William Baxter, ne faisait pas mystère de sa volonté d'utiliser son poste pour aider les grandes entreprises. Il a envoyé une nouvelle directive relative aux fusions au ministère de la Justice, lui indiquant comment vérifier si une fusion violait ou pas la législation antitrust et s'il fallait l'interdire. Cette directive signifiait aux grandes entreprises que le gouvernement fédéral ne s'opposerait plus à l'accroissement de leur pouvoir. Il s'en est suivi une période de profusion de fusions.
La directive constituait un virage à 180°. Les hauts fonctionnaires de Reagan voulaient abroger la législation antitrust, mais ils savaient qu'ils ne pourraient persuader le Congrès de le faire. De fait, leur directive constituait une réécriture de la loi. La loi antitrust de 1950 interdisait les fusions susceptibles de nuire à la concurrence. Préoccupé par le rôle des monopoles dans la montée du nazisme en Allemagne, le législateur a voulu protéger la démocratie américaine des effets corrosifs des fusions. Déclarant "qu'en général les fusions jouent un rôle important dans une économie de marché", Baxter a vidé cette loi de son contenu grâce à sa directive favorable aux fusions.
Son stratagème a réussi. Les juges ont commencé à s'appuyer davantage sur la directive gouvernementale de Baxter que sur la loi antitrust pour justifier leurs décisions. Ils ont donné le feu vert à beaucoup de fusions problématiques et rendu plus difficile la lutte contre les positions de monopole. Au lieu de combattre cette neutralisation de la législation antitrust, les gouvernements démocrates ont épousé l'idée néolibérale du "Plus gros c'est, mieux c'est", et l'ont même poussé plus loin. La dernière révision de la directive sur les fusions date de 2010 sous la présidence Obama ; elle facilite encore davantage les fusions, et de ce fait l'apparition de monopoles.
La plupart des Américains n'ont sans doute jamais entendu parler de la directive sur les fusions. Pourtant, le monde dans lequel nous vivons, avec ses inégalités extrêmes, ses démocraties corrompues et son désespoir si fréquent, a été façonné par les innombrables fusions d'entreprises qui ont été autorisées au cours des 41 dernières années.
C'est pourquoi la nouvelle directive sur les fusions envisagée par le gouvernement Biden jouera un rôle bien plus considérable qu'il n'y paraît. Élaboré par Lina Khan, présidente de la Commission fédérale du commerce, et Jonathan Kanter, chef de la division antitrust du ministère de la Justice, le projet de directive fait maintenant l'objet d'une enquête publique. S'il est adopté, il aura sans doute un impact aussi important pour l'économie politique américaine que la directive de 1982.
Ce nouveau projet de directive se distingue sur deux points essentiels :
- Il abandonne la soumission aux intérêts des grandes entreprises qui caractérise depuis longtemps la politique américaine en matière de fusions.
- Il reconnaît la nécessité de limiter le pouvoir des entreprises – prenant enfin en compte l'ensemble des principes qui sous-tendent la politique antitrust américaine. Cette limitation reflète ce que nous avons appris ces dernières années sur les graves points aveugles de la défense des consommateurs.
S'appuyant sur les dispositions anti-fusion adoptées par le Congrès alors que le phénomène en était encore à ses débuts, la directive proposée par Khan et Kanter vise à réorienter la manière dont les juges statuent sur les dossiers de fusion.
Cette réorientation est urgente. Dans le cadre de la protection des consommateurs, les juges ignorent largement le pouvoir du marché et même la concurrence. Aujourd'hui les tribunaux s'intéressent davantage aux conséquences d'une fusion sur les prix. S'il veut interdire une fusion, le gouvernement doit prouver (au moyen d'une modélisation économique complexe) qu'elle entraînera des hausses de prix à court terme. Dans les dossiers de fusion, les juges sont souvent amenés à passer au crible des analyses économétriques contradictoires. Les entreprises gagnent si les économistes qu'elles embauchent à grands frais persuadent le juge qu'une fusion se traduira par des économies de coût, même minimes, sans tenir compte des effets néfastes sur la concurrence.
Les modèles complexes qui ont dominé la politique antitrust américaine sont déconnectés de la loi et de la réalité. Une étude d'envergure réalisée par John Kwoka, économiste et ancien conseiller de la Commission fédérale du commerce, montre que plus de 80 % des grandes fusions autorisées par les autorités de régulation américaines ont conduit à des hausses de prix. Mais ce n'est pas la seule conséquence. Fusionner a permis aux entreprises de faire baisser les salaires en réduisant la concurrence pour la main-d'œuvre, ce qui représente une baisse du salaire médian annuel de quelques 10 000 dollars. La concentration est telle dans certains secteurs que la capacité de l'Amérique à produire des biens et des services essentiels est sérieusement compromise.
Le contrôle des fusions échappe au bon sens. Comment expliquer autrement les nombreuses fusions qui ont été approuvées lors de la dernière décennie ? S'appuyant sur la directive actuelle, les régulateurs ont approuvé la fusion désastreuse de 2010 entre Live Nation, le plus grand organisateur de concerts et imprésario du pays, et Ticketmaster qui détient le monopole de la billetterie. Bien que déjà en position dominante dans le secteur des réseaux sociaux, Facebook a été autorisé à acquérir Instagram et WhatsApp, deux grands rivaux potentiels. Et la liste est encore longue.
La directive de Khan et Kanter vise à remédier aux inconvénients de ce système en demandant à l'administration d'évaluer les fusions basées sur la structure du marché. Une fusion va-t-elle entraîner la disparition d'un trop grand nombre d'acteurs dans un secteur donné ? Va-t-elle renforcer la domination d'une entreprise déjà en position de force ? Va-t-elle conduire à l'élimination d'un concurrent émergent ? Si la réponse à l'une quelconque de ces questions (et d'autres) est positive, il faudrait interdire la fusion.
Depuis des décennies, le contrôle des fusions tend à ignorer la puissance des grandes entreprises en tant qu'acheteuses de biens et de force de travail. Aussi la directive proposée demande-t-elle à l'administration et aux tribunaux d'examiner de prés les fusions susceptibles d'accroître la concentration sur le marché du travail ou de donner un pouvoir excessif à une entreprise sur ses fournisseurs, au point d'empêcher les petites entreprises de participer à une concurrence équitable. Le projet de directive traite aussi des questions de concurrence liées aux plateformes en ligne.
Si la nouvelle directive parvient à relancer une mise en œuvre efficace de la législation antitrust américaine, elle créera les conditions d'une concurrence plus équitable pour les petites entreprises, les agriculteurs et les travailleurs.
Une fois en vigueur, les effets de cette directive ne seront pas exclusivement économiques. Lors des deux années de discussions qui ont précédé l'adoption de la loi antitrust de 1950, le législateur a insisté à plusieurs reprises sur l'idée que la démocratie ne peut prospérer que si le pouvoir est largement réparti. Ainsi que l'a formulé le sénateur Estes Kefauver, co-auteur de cette loi, la fusion permet à une poignée de dirigeants de décider du sort de millions de gens. Remédiant un tant soit peu à cette insuffisance, la nouvelle directive permettrait de sauvegarder l'un des piliers de la démocratie américaine.
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