Le transport maritime n’est pas un sujet accessoire en France : Sur 10 produits consommés, 9 sont issus des produits d’import ayant transité par le transport maritime. Décidée il y a 20 ans au niveau européen pour favoriser l’émergence d’acteurs européens du transport maritime, la taxe au tonnage a pleinement rempli ses objectifs sur un sujet qui relève aussi de la souveraineté économique et logistique du Vieux continent.
Fiscalité du transport maritime : les enjeux européens d’une réforme récente
Alors que la France est encore dans l’incertitude politique, avec pour conséquence une certaine fébrilité des entreprises, est-ce le moment de faire cavalier seul et de remettre en cause cette taxe, comme le suggérait le Rassemblement national il y a encore quelques semaines ?
Les récentes élections législatives en France ont remis sur la table la question de la taxe au tonnage, appliquée au secteur maritime français. En première ligne, le Rassemblement National, qui pour financer sa réduction de la TVA sur l’énergie à hauteur de 5,5%, avait prévu de s’attaquer à la « niche fiscale des armateurs », selon les propres mots de Marine Le Pen le 26 juin. De l’autre côté de l’échiquier politique, le Nouveau Front Populaire, arrivé en tête du dernier scrutin, envisage également de supprimer cette taxe au tonnage, sans toutefois avoir clairement pris position. Mais le sujet n’est pas nouveau : le 12 octobre 2023, lors de l’examen du projet de loi de finances à l’Assemblée nationale, le groupe Les Républicains avait déjà déposé un amendement destiné à amorcer le retour des armateurs français dans le giron du régime fiscal général.
Qu’est-ce que la taxe au tonnage ?
Instaurée en France en 2003 à la suite d’une décision européenne, elle permet aux entreprises de transport maritime de payer leurs impôts non sur leurs bénéfices réels, autrement dit suivant l’impôt sur les sociétés (IS), mais sur la capacité de leurs navires, le tonnage. Au niveau mondial, la France est loin d’être le seul pays à avoir appliqué cette réglementation fiscale : c’est aujourd’hui 86% de la flotte maritime mondiale qui en bénéficie, au sein d’Etats européens (en vigueur dans 22 d’entre eux) et extra-européens (comme Taïwan, l’Inde ou la Japon). Pour l’Etat, cette taxe présente l’avantage de « lisser » fiscalement les aléas de l’économie mondiale : que les entreprises soient bénéficiaires ou non, la taxe est due en fonction du tonnage transporté.
Cette taxe a mis parfois le secteur en difficulté comme après la crise des subprimes en 2008 et 2009. Mais lors d’années particulièrement fastes, les armateurs se retrouvent à payer des impôts bien plus faibles qu’ils ne le devraient sous le régime ordinaire de l’IS. Ce fut le cas récemment, en 2022 et 2023, années pendant lesquelles la Cour des comptes a estimé le manque à gagner pour l’Etat français à respectivement 3,8 et 5,6 milliards d’euros. Ce sont ces profits, particulièrement ceux réalisés en pleine pandémie, qui poussent désormais certains partis politiques à militer pour son abrogation.
Cependant, la question de la taxe au tonnage ne peut se limiter à un débat sur les profits réels réalisés par les entreprises du secteur maritime de façon conjoncturelle. Premièrement, ceux-ci sont liés à des circonstances exceptionnelles et une analyse plus transversale permet de montrer qu’entre 2003 et 2018, cette imposition a rapporté davantage dans les caisses de l’Etat que ne l’aurait fait le régime de l’IS. Selon les données de Bercy, le différentiel est inférieur à 50 millions d’euros entre 2010 et 2020 pour la totalité des armateurs français. Penser la taxe au tonnage uniquement en termes de surprofits au bénéfice d’entreprises comme Louis Dreyfus Armateurs, CMA CGM ou Brittany Ferries constitue une analyse en trompe l’œil. Cette taxe permet de lisser les revenus pour l’Etat, car elle se fonde sur une variable – les tonnes transportées – nettement moins fluctuante que les bénéfices. Elle décourage de fait l’optimisation fiscale, et contraint les entreprises, même en cas de perte, à s’acquitter d’un impôt au profit de l’Etat.
Un secteur poids lourd de l’économie
Les partisans de son abrogation omettent d’ailleurs généralement d’évoquer les bénéfices économiques et écologiques d’un tel régime fiscal, à commencer par la sauvegarde du pavillon Français : pour les dizaines d’armateurs plus modestes que compte la France, cette taxe est une nécessité compétitive et une condition de leur survie sur des marchés ultra concurrentiels. Il faut ainsi rappeler le poids économique du secteur maritime au sein de l’économie française, secteur qui représente près de 123 000 emplois directs et 400 000 emplois indirects au total. Alors que Patrick Martin, président du Medef rappelait récemment que « L’incertitude fiscale est l’ennemie des entreprises », un changement soudain de l’imposition sur ces sociétés risquerait d’avoir d’importantes conséquences sur la croissance économique et sur l’emploi, alors que le secteur fait face à des défis technologiques et environnementaux de taille : la transition énergétique de la filière, destinée notamment à réduire l’empreinte carbone du transport maritime, nécessite ainsi 30 milliards d’euros par an d’investissements au niveau mondial jusqu’en 2050. Le sujet n’est pas anecdotique considérant que le transport maritime représente à lui seul 3% des émissions mondiales de gaz à effet de serre
Au-delà du simple enjeu économique et écologique, la taxe au tonnage constitue aussi un instrument de souveraineté nationale, sujet étrangement occulté par des partis qui placent pourtant cette notion au cœur de leur programme. La mise en place de la taxe du tonnage en 2003 répondait ainsi aux exigences d’une filière aux besoins d’investissements massifs, alors que la flotte française connait une lente décrue depuis les années 60, époque à laquelle la France détenait la 5ème place mondiale. En 2015, la flotte de transport sous pavillon français ne compte plus que 176 navires, contre 212 en 2005. En 2024, La flotte de commerce sous pavillon français en compte 438. Selon l’Institut of Shipping, Economics and Logistics (ISL), la flotte française se situe au 1er janvier 2023 au 23ème rang des flottes mondiales en termes de taille du pavillon, soit 5 places de mieux qu’en 2015. Ainsi, en termes de compétitivité, les risques d’abrogation de cette fiscalité spécifique sont nombreux : en première ligne, la délocalisation des flottes maritimes hors des frontières, vers des cieux fiscaux plus avantageux. En effet, il deviendrait très difficile pour les champions français de concurrencer non seulement les autres armateurs européens comme Maersk et MSC, respectivement danois et italien, mais aussi et surtout les flottes sous pavillon de complaisance.
La taxe au tonnage peut être considérée à bien des égards comme un instrument fiscal de souveraineté. Elle contribue à éviter l’endettement excessif des armateurs français tout en leur permettant d’investir, qu’il s’agisse de structurer les filières logistiques françaises ou d’innover. A titre d’illustration, CMA CGM s’est renforcé en avril 2022 en faisant l’acquisition de GEFCO, groupe de premier rang dans la logistique automobile. Très récemment, via sa filiale CEVA Logistics, CMA-CGM a finalisé l’intégration des activités de Bolloré Logistics, société rachetée début 2024, et permettant de conserver sous pavillon tricolore les actifs vendus par Bolloré. Louis Dreyfus Armateurs s’est de son côté associé avec l’entreprise Norsepower Oy Ltd pour développer une nouvelle solution dans la propulsion éolienne.
La question de la taxe au tonnage est un sujet aux multiples implications, qui nécessite donc une approche autrement plus fine que la seule perspective de recettes fiscales par essence aléatoires : « les performances passées ne préjugent pas des performances futures » alerte ainsi l’AMF en marge de tout placement. C’est également vrai en matière fiscale : un changement fiscal irréfléchi et précipité pourrait en réalité se révéler totalement contre-productif, rapportant peu tout en coûtant très cher à l’économie maritime française.