Ashoka Mody est professeur invité de politique économique internationale à l’université de Princeton. Il a précédemment travaillé pour la Banque mondiale et le Fonds monétaire international et est l’auteur de India is Broken : A People Betrayed, Independence to Today (Stanford University Press et Juggernaut, 2023).
Ashoka Mody – La fausse croissance de l’Inde
Derrière les panneaux publicitaires de Delhi annonçant le sommet du G20 de ce mois-ci se trouvent des bidonvilles dont les habitants ne peuvent plus gagner leur vie. Leurs échoppes et leurs magasins ont été démolis, de peur qu'ils ne ternissent l'image soigneusement entretenue par le Premier ministre Narendra Modi d'une Inde en plein essor.
Les statistiques du PIB de l'Inde sont également exposées dans le cadre de cet exercice de "branding" et d'embellissement de la réalité. Avec une croissance annuelle de 7,8 % au deuxième trimestre de cette année, l'Inde apparaît comme la grande économie à la croissance la plus rapide au monde. Mais, une fois encore, derrière les panneaux publicitaires se cachent des difficultés humaines à grande échelle. La croissance est, en fait, faible, les inégalités s'accroissent et la pénurie d'emplois reste aiguë.
Les panneaux d'affichage inspirés du G20 qui vantent le dernier chiffre du PIB de l'Inde comportent une ligne mystérieuse concernant les "écarts". Normalement, il s'agit d'une convention inoffensive dans les comptes nationaux. L'écart est la différence entre le revenu national (obtenu sur base de l’ensemble de la production de biens et de services) et les dépenses (ce que les résidents et les étrangers paient lorsqu'ils achètent ces biens et ces services). En principe, les dépenses devraient être égales au revenu gagné, car les producteurs ne peuvent gagner des revenus que lorsque d'autres achètent leur production. En pratique, cependant, les estimations des revenus et des dépenses diffèrent dans les comptes nationaux de tous les pays, parce qu'elles sont basées sur des données imparfaites.
En général, cette divergence n'a pas d'importance pour le calcul des taux de croissance, car les revenus et les dépenses, même s'ils diffèrent quelque peu, ont des tendances similaires. Néanmoins, de temps à autre, les deux séries suivent des trajectoires très différentes, ce qui a des conséquences considérables sur l'évaluation des performances économiques.
Le dernier rapport de l'Office national des statistiques indien (NSO) en est un bon exemple. Il montre que, si les revenus de la production ont augmenté à un rythme annuel de 7,8 % entre avril et juin, les dépenses n'ont quant à elle progressé que de 1,4 %. Les deux mesures comportent manifestement de nombreuses erreurs. L'Office considère néanmoins que le revenu est le bon indicateur et suppose (comme l'indique sa note sur les "écarts") que les dépenses doivent être identiques aux revenus gagnés. Il s'agit là d'une violation évidente des meilleures pratiques internationales. L'intérêt de la ligne d'écart est de reconnaître les imperfections statistiques, et non de les faire disparaître. Le NSO dissimule la réalité des dépenses anémiques à un moment où de nombreux Indiens souffrent et où les étrangers ne montrent qu'un appétit limité pour les produits indiens.
L'approche appropriée consiste à reconnaître que les revenus et les dépenses sont des agrégats macroéconomiques imparfaits, puis à les combiner pour évaluer l'état de l'économie. C'est pourquoi les gouvernements australien, allemand et britannique ajustent leur PIB déclaré en utilisant des informations provenant à la fois des revenus et des dépenses.
En outre, alors que les États-Unis utilisent les dépenses comme principale mesure de la performance économique (contrairement à l’utilisation des revenus en Inde), le Bureau américain d'analyse économique (BEA) tient compte de la différence souvent importante entre les revenus et les dépenses en déclarant la moyenne des deux en tant que mesure composite. Lorsque nous appliquons la méthode du BEA aux données indiennes, le taux de croissance le plus récent passe de 7,8 % à 4,5 %, ce qui représente un net recul par rapport aux 13,1 % enregistrés entre avril et juin 2022, lorsque le rebond post-COVID-19 a déclenché la vague actuelle d'engouement pour l'Inde.
Cet engouement a toujours été en décalage avec une analyse élémentaire des données, mais il a persisté parce qu'il sert les intérêts des élites indiennes et internationales. Ces dernières préfèrent oublier que le taux de croissance du PIB de l'Inde était de 3,5 % en 2019, avant de chuter brutalement pendant la COVID, ou qu'il a de nouveau ralenti pour atteindre une moyenne de 3,5 % depuis lors, même après le rebond de 13,1 % au deuxième trimestre de l'année dernière. Les dernières données confirment non seulement le ralentissement de la croissance, mais nous alertent également sur les causes sous-jacentes : l'augmentation des inégalités et la pénurie d'emplois.
Ces inégalités se reflètent dans l'augmentation de la part des importations dans les dépenses intérieures, qui est passée de 22 % avant la COVID à 26 % aujourd’hui. Grâce à un taux de change surévalué, les riches Indiens achètent des voitures rapides, des montres dorées et des sacs à main de marque – souvent en faisant du shopping à Zurich, Milan et Singapour – alors que la grande majorité de la population a du mal à acheter les produits de première nécessité.
Les données montrent également pourquoi l'économie indienne ne parvient pas à créer des emplois, en particulier ceux qui permettraient d'assurer un niveau de vie décent. En dehors de l'administration publique, c'est dans la finance et l'immobilier que la croissance des revenus a été de loin la plus rapide au cours du dernier trimestre (12,1 %). Cette caractéristique post-libéralisation du développement indien, aujourd'hui renforcée par les "fintechs", ne génère qu'une poignée d'emplois pour les Indiens hautement qualifiés. L'administration publique connaît également une croissance robuste, mais elle ne crée elle aussi que des opportunités d'emploi limitées. Parmi les autres secteurs de croissance, la construction (aidée par la campagne d'infrastructure du gouvernement) et les services bas de gamme (dans le commerce, le transport et l'hôtellerie) créent principalement des emplois financièrement précaires qui laissent les travailleurs extrêmement vulnérables à tout accident de la vie potentiel.
Le chien qui refuse d'aboyer, c'est l'industrie manufacturière, principale source d'emplois dans toutes les économies en développement prospères. Après des décennies de croissance décevante, les performances manufacturières de l'Inde après la crise COVID ont été particulièrement faibles. Cette situation reflète l'incapacité chronique du pays à être compétitif sur les marchés internationaux pour les produits à forte intensité de main-d'œuvre – un problème aggravé par le ralentissement du commerce mondial et la faiblesse de la demande intérieure de produits manufacturés, en raison d'une inégalité de revenus effroyable.
Les autorités indiennes choisissent d'ignorer les faits gênants afin de pouvoir mettre en avant des images et des chiffres apparemment flatteurs à l'approche du sommet du G20. Mais elles jouent un jeu cynique et dangereux. Les statistiques glissantes de la comptabilité nationale trahissent un désir de faire oublier le ralentissement de la croissance, l'augmentation des inégalités et les sombres perspectives d'emploi. Les autorités feraient bien de reconnaître – et de reconsidérer – la voie sur laquelle elles ont engagé l'Inde.
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