Joschka Fischer – L’Europe ne peut plus autoriser la mésentente en son sein

Joschka Fischer, ministre allemand des Affaires étrangères et vice-chancelier de 1998 à 2005, ancien chef du Parti vert allemand durant près de 20 ans.

Joschka Fischer
Par Joschka Fischer Publié le 5 septembre 2023 à 5h30
Europe Entente Risque Futur Union Menace Fischer
Joschka Fischer – L’Europe ne peut plus autoriser la mésentente en son sein - © Economie Matin
2%L'objectif d'inflation de la BCE reste inchangé à 2% par an.

L’invasion de l’Ukraine par le président russe Vladimir Poutine replonge l’Europe dans les périodes les plus sombres de son histoire. Une fois de plus, le continent affronte le spectre de sa plus terrible affliction : une guerre de conquête à grande échelle.

Après des décennies de paix et de stabilité relatives, la perspective d’un redécoupage des frontières européennes par la force et par l’anéantissement des États souverains est soudainement devenue palpable. La Russie ayant choisi l’agression plutôt que la collaboration pacifique, il est de plus en plus évident que les Ukrainiens se battent pour la liberté de l’Europe et pour leur propre liberté.

L’histoire corrige à sa manière les malentendus et les illusions. Après la chute du mur de Berlin en 1989, annonçant la fin de la Guerre froide, un nouveau sentiment d’optimisme s’est emparé de l'Europe. La porte de Brandebourg a réouvert, l’Armée rouge s’est retirée des pays du Pacte de Varsovie et l’Union soviétique s’est désintégrée. La« fin de l’histoire » était proche et la vision utopique d’une « paix perpétuelle » par Emmanuel Kant semblait à portée de main.

Les Européens, surtout les Allemands, soutenus par l’euphorie post-réunification, s’accrochaient à cette illusion jusqu’à très récemment. Hélas, les événements ont pris une tournure différente. Plutôt que de parvenir à une paix perpétuelle, l’effondrement de l’ordre bipolaire de la Guerre froide a donné naissance à un monde multipolaire dominé par diverses puissances continentales et sous-continentales et marqué par la rivalité croissante entre les deux superpuissances du XXIe siècle : les États-Unis et la Chine.

Depuis son arrivée au pouvoir en 1999, Poutine cherche à inverser l’issue de la Guerre froide et à rétablir le statut de superpuissance de la Russie, principalement par des moyens militaires. À cette fin, la Russie de Poutine a tourné le dos au consensus européen post-1989 et a tenté de revenir aux normes d’une époque révolue.

Le réalignement géopolitique des deux dernières décennies a coïncidé avec la révolution numérique. Alors que les États-Unis et la Chine sont les fers de lance du changement technologique radical, l’Europe est à la traîne. Compte tenu de ses vulnérabilités géopolitiques, économiques et sécuritaires, les perspectives de l’Europe semblaient déjà sombres avant qu’elle ne soit confronté à la menace renouvelée d’une guerre sur son territoire.

Face à la menace que représentent les ambitions expansionnistes de la Russie, les pays européens doivent œuvrer en vue d’une plus grande unité politique et militaire. Pourtant, malgré les leçons tirées de deux Guerres mondiales et d’une Guerre froide qui a duré des décennies, la véritable unification européenne et la souveraineté partagée restent insaisissables, en raison de la diversité linguistique et culturelle du continent. Alors que l’agression militaire de Poutine fait rage en Ukraine, l’attrait de l’identité nationale en Europe l’emporte évidemment sur la peur des menaces extérieures : aussi bien sur le front de la Russie ou d’un nouvel isolationnisme américain voire d’une rivalité accrue avec la Chine si Donald Trump revient à la Maison-Blanche après les élections présidentielles de l’année prochaine.

Tant qu’elle n’aura pas atteint la véritable unification, l’Europe ne pourra pas retrouver son statut de grande puissance dans le monde multipolaire du XXIe siècle. Dans un paysage mondial dominé par des superpuissances, l’Europe risque de rester dépendante de son alliance avec les États-Unis, se positionnant ainsi comme un partenaire subalterne plutôt que comme une entité véritablement souveraine.

Mais la question persiste : l’Europe a-t-elle encore la confiance nécessaire pour jouer un rôle de premier plan sur la scène mondiale ? Pour être à la hauteur, les pays européens doivent surmonter des obstacles importants et renforcer leurs capacités politiques et militaires. La guerre de Poutine en Ukraine marque un tournant décisif pour l’ordre mondial multiforme actuel et pour la position de l’Europe en son sein.

Compte tenu des risques posés par une autre présidence de Trump et par une orientation géopolitique changeante de l’Amérique vers le Pacifique, les décideurs européens doivent prendre des mesures pour assurer la survie de l’Europe même si les États-Unis ne sont plus en mesure ou ne veulent plus servir de bouclier pour le continent. Sinon, les Européens pourraient vivre perpétuellement sous la menace de l’agression russe, se pliant par là même à tous les caprices du Kremlin.

Pour atténuer ce risque, l’objectif principal de l’Europe devrait être de renforcer ses capacités de dissuasion militaire sur terre, en mer et dans les airs. Compte tenu de l’expérience de l’Ukraine, cette tâche doit primer sur la consolidation des finances publiques ou sur l’introduction de nouveaux programmes sociaux. Les mesures nationales, aussi souhaitables soient-elles, doivent attendre.

La sécurité n’est qu’un des trois grands défis structurels auxquels l’Europe est actuellement confrontée. Outre la résurgence des tensions géopolitiques et le retour de la guerre sur le continent, l’Europe doit s’adapter à l’accélération de la transition vers l’intelligence artificielle et vers des énergies propres. Relever ces défis exige des mesures audacieuses et transformatrices qui pourraient transformer fondamentalement notre monde.

L’Europe, avec son hétérogénéité interne, a souvent été réticente ou incapable de s’engager dans une politique de la force. Mais cet épisode est une occasion inattendue et sans précédent de jouer un rôle de premier plan dans le monde. Le particularisme national est un luxe que l’Europe ne peut plus se permettre.

© Project Syndicate 1995–2023

Laissez un commentaire
Joschka Fischer

Joschka Fischer a été ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier de l'Allemagne entre 1998 et 2005. Il a également été responsable des Verts allemands pendant près de 20 ans.

2 commentaires on «Joschka Fischer – L’Europe ne peut plus autoriser la mésentente en son sein»

  • « L’Europe, avec son hétérogénéité interne, a souvent été réticente ou incapable de s’engager dans une politique de la force. Mais cet épisode est une occasion inattendue et sans précédent de jouer un rôle de premier plan dans le monde. Le particularisme national est un luxe que l’Europe ne peut plus se permettre. » Politique de la force, occasion inattendue et sans précédent de jouer un rôle de premier plan dans le monde, etc … Ce monsieur a-t-il déjà oublié les guerres répétitives de l’allemagne, les camps de concentration boches etc … L’allemagne n’a historiquement AUCUN droit de donner des leçons. Les propos guerriers de ce monsieur sont inacceptables.

    Répondre
  • Et pour compléter mon commentaire https://fr.wikipedia.org/wiki/Joschka_Fischer

    Répondre
Laisser un commentaire

* Champs requis