En 2020 Gentiloni a joué un rôle essentiel dans la création de NextGenerationEU (NGEU), un plan d'urgence qui a permis à l'UE d'emprunter plus de 800 milliards d'euros pour faire face aux conséquences de la pandémie. En mai dernier, il a voulu lever des fonds pour aider l'Ukraine, et en octobre il a suggéré d'émettre des titres de dette communs aux pays membres pour aider les citoyens européens à faire face à l'augmentation du prix du gaz. Maintenant, au milieu d'une marée d'émissions de titres de dette communs, la Commission européenne envisage de concurrencer la Loi de réduction de l'inflation (Inflation Reduction Act) de Biden, un plan à hauteur de 369 milliards de dollars qui comporte des subventions en faveur des projets d'énergie propre. Le plan européen ne comportera peut-être pas de nouveaux emprunts, mais il propose la création d'un nouveau Fonds souverain européen de soutien aux technologies vertes.
Il est douteux que les avantages de ces programmes justifient leurs coûts. Ainsi, il ne semble pas y avoir de corrélation entre le montant des fonds attribué par la NGEU à chaque pays de l'UE et la gravité de la pandémie de COVID-19 à l'intérieur de leurs frontières. Il existe toutefois une corrélation négative entre l'aide de la NGEU et le PIB/habitant, certains des pays les plus pauvres et les moins touchés par le virus ayant reçu des sommes faramineuses.
La frénésie d'emprunts de la Commission ne respecte pas la règle de l'UE qui lui interdit de s'endetter. L'article 311 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne stipule clairement que l'UE doit se financer "intégralement par des ressources propres". C'est pourquoi les Etats membres ont dû accepter à l'unanimité la création de la NGEU.
Autre problème majeur : le manque de clarté quant à savoir qui supportera le coût de la dette. Les dirigeants politiques et les économistes disent souvent que le fardeau de la dette de l'UE retombera inévitablement sur les générations futures qui devront en assurer le service. Même s'il y a une part de vérité dans cette affirmation, ce sont les épargnants d'aujourd'hui qui paieront le prix fort.
Comme la plupart des pays développés, l'Europe souffre du retour de la stagflation. Dans ce contexte, des événements inattendus (comme la guerre en Ukraine ou la pandémie de COVID-19) créent un choc de l'offre qui peine à répondre à la demande, d'où une hausse des prix. L'émission de nouveaux titres de dette suscite une augmentation de la demande, ce qui génère encore davantage d'inflation.
La hausse des prix semble ralentir, néanmoins dans la zone euro l'inflation est toujours de 8,5% - quatre fois plus que l'objectif de 2 % de la Banque centrale européenne - et elle pourrait encore faire un bond. Et l'inflation sous-jacente (elle exclut les prix volatils de l'alimentation et de l'énergie), s'élève actuellement à 6,2 %, beaucoup plus que prévu.
Au cours de la décennie stagflationniste des années 1970, il a fallu du temps pour qu'une spirale salaires-prix s'installe. Avec la guerre en Ukraine dont on ne voit pas la fin, et le départ à la retraite des baby-boomers, un taux d'inflation élevé va sans doute s'installer dans la durée.
Du fait de la persistance d'une inflation élevée, les retraités qui ont consciencieusement épargné pour leurs vieux jours et les épargnants qui ont placé leur argent dans des actifs au capital de départ garanti (comme les assurances-vie), sont les véritables victimes de l'endettement européen. Ses effets redistributifs pourraient s'avérer considérables et désastreux.
Dans ses mémoires, Le monde d'hier. Souvenirs d'un Européen, l'écrivain autrichien Stefan Zweig a décrit de manière saisissante la manière dont l'hyperinflation des années 1920 a appauvri et radicalisé la petite bourgeoisie. Rien, écrit-il, n'a rendu les Allemands aussi "haineux et mûrs pour Hitler" que l'inflation. L'historien américain Gerald Feldman a corroboré cette observation dans son ouvrage fondamental de 1997 sur l'inflation allemande, The Great Disorder [Le Grand désordre].
Certes, la poussée inflationniste d'aujourd'hui ne ressemble pas aux crises d'hyperinflation du début du 20° siècle. Mais tout épisode inflationniste commence petit. L'astuce consiste à l'étouffer dans l'œuf avant qu'il ne devienne incontrôlable. Comme le disaient les Romains, principiis obsta ("Résistes dès le début").
Le projet de la Commission européenne - lever des milliards en émettant des obligations européennes à long terme - est juridiquement discutable et économiquement irresponsable. Ces emprunts, pour lesquels on cherche constamment de nouvelles justifications sont inflationnistes. Et cette stratégie de la Commission pourrait compromettre la stabilité européenne et menacer la monnaie unique.
Si elle poursuit sur sa lancée, l'UE nuira à la solvabilité des obligations souveraines européennes. L'année dernière, lorsque faisant fi de toutes les mises en garde, l'ancienne Première ministre britannique Liz Truss a voulu baisser les impôts et augmenter les emprunts étrangers alors que le Royaume-Uni était déjà lourdement endetté, elle a effrayé les investisseurs, fait s'effondrer la livre. Elle a dû rapidement démissionner.
Depuis 18 mois, les banques centrales européennes et la Fed augmentent brutalement les taux d'intérêt pour réduire l'inflation. Or, suivre la voie préconisée par Gentiloni réduirait à zéro l'effet de ces augmentations. Toute nouvelle dette est maintenant intrinsèquement inflationniste, et de ce fait, potentiellement destructrice pour la stabilité de l'euro.
Pour autant, les décideurs politiques ne doivent pas renoncer à des objectifs qui en valent la peine. Mais dans un contexte de stagflation, le moyen d'y parvenir passe par la fiscalité ou la baisse des dépenses – pas par la dette. Si la Commission européenne a besoin de fonds supplémentaires, elle doit en faire la demande auprès des parlements des Etats membres. S'ils refusent, l'UE ne doit pas emprunter : ce serait une menace pour le rêve de l'unification européenne.
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