Quiconque a pris un bus à Berlin ou déambulé sur les pavés de Paris la dernière semaine de mars 2023 serait tenté de conclure que l’économie européenne est en difficulté. Alors que l’inflation fait mal au porte-monnaie des consommateurs européens, les syndicats réagissent en réclamant des augmentations de salaire ou en contestant le relèvement de l’âge de la retraite. Pourtant, à maints égards, l’économie européenne semble en bonne santé et ses institutions s’adaptent.
Les crises façonnent l’Europe alors que l’inflation de base persiste
Le 16 mars 2023, lors de sa dernière réunion de politique monétaire, la Banque centrale européenne a persisté dans sa décision de relever son taux directeur de 50 points de base, à 3,5 %. Quelques jours seulement après l’effondrement de banques régionales américaines, dont la Silicon Valley Bank, et en plein questionnement concernant l’avenir de Credit Suisse Group, la BCE a abandonné sa formule sur la nécessité d’augmenter les taux d’intérêt « à un rythme régulier ». Au lieu de quoi, elle a réitéré sa promesse d’offrir de la liquidité aux banques si nécessaire.
Les prévisions actualisées de la BCE ont retenu peu d’attention. La banque centrale prévoit désormais un ralentissement de l’inflation dans les 20 pays de la zone euro, à 5,3 % en 2023 et à 2,9 % en 2024, tandis que le produit intérieur brut (PIB) devrait s’améliorer pour atteindre 1%. La semaine dernière, ces perspectives ont été soutenues par les données indiquant que la hausse des prix à la consommation dans la zone euro s’était ralentie à 6,9 % en mars comparativement à l’année précédente, en grande partie grâce au recul des prix de l’énergie. L’inflation des prix à la consommation en France a décéléré à 6,6 % en mars, son premier fléchissement depuis décembre 2022. En Allemagne, les prix ont également ralenti à 7,4 %. En Espagne, l’indice des prix à la consommation a presque diminué de moitié en mars, passant de 6 % en février à 3,3 % actuellement, en glissement annuel.
Les prix de base poursuivent leur hausse
Cependant, ce tableau peut s’avérer trompeur. Si l’on exclut les composantes volatiles, telles que l’alimentation et le recul des prix de l’énergie, l’inflation dite « de base », qui représente la tendance à long terme des prix sous-jacents des biens et des services, a augmenté de 5,7 % en mars dans la zone euro comparativement à l’année précédente. L’inflation sous-jacente est bien sûr un indicateur retardé, mais elle est conforme à la croissance des salaires de la zone, qui poursuivent leur ascension. En effet, les hausses de salaire ont atteint un rythme annualisé record de 5,7 % au cours des trois derniers mois de 2022, ce qui pourrait renforcer l’inflation à moyen terme. Du fait que les salaires alimentent l’inflation, leur croissance est un indicateur clé aussi bien pour la BCE que pour la Réserve fédérale. Tant qu’elle ne ralentira pas et que le chômage n’augmentera pas par rapport à son bas niveau record de 6,6 % en mars, il est peu probable que la pression sur les prix s’atténue de manière significative.
Une partie des hausses de prix, en Europe comme aux États-Unis, est absorbée par l’épargne relativement élevée accumulée par les consommateurs durant la pandémie. L’épargne des ménages dans la zone euro a chuté d’environ 25 % du revenu disponible au début de la pandémie à 13 % en janvier dernier. Ce chiffre est similaire aux niveaux d'avant la pandémie et peut se comparer au taux d’épargne de 4,7 % aux États-Unis.
En dépit des turbulences récentes sur les marchés financiers et malgré le fait que les économies développées subissent une inflation bien supérieure à l’objectif moyen de 2 % de leurs banques centrales, nous pensons que 2023 sera principalement axée sur le processus de reprise. Au fil du temps, les forces désinflationnistes telles que les avancées en matière de robotique et d’intelligence artificielle, ou le renforcement de la coopération régionale et des échanges commerciaux, viendront contrebalancer les pressions inflationnistes résultant de la rareté des ressources et des efforts déployés pour lutter contre le changement climatique, de la diminution de la main-d’œuvre et de l’augmentation des coûts de production. Néanmoins, il semble très probable que l’inflation sera plus élevée qu’avant la pandémie pendant un certain nombre d’années.
Une évolution façonnée par les crises
Il est reconnu que l’Union européenne n’évolue qu’à travers les crises. Et à chaque crise, cette UE qui est apparue vulnérable face à une menace existentielle, a finalement vu ses processus s’adapter ou se renforcer. Au cours de la dernière décennie, la crise de la dette souveraine a produit la politique monétaire du « quoi qu’il en coûte » de Mario Draghi, qui a considérablement amélioré l’architecture financière de la zone euro en tant que « prêteur de dernier ressort » par l’intermédiaire du Mécanisme européen de stabilité. En 2016, le Brexit a rappelé aux États membres que l’UE faisait partie intégrante de leurs économies. Ensuite, lorsque la pandémie a frappé en 2020, la réponse désordonnée de l’Union en matière de santé publique a commencé lorsque le gouvernement italien s’est approvisionné en masques médicaux en Russie, mais a fini par aboutir à un fonds de relance permettant à la Commission européenne de créer un mécanisme d’émission de dette à faible taux d’intérêt pour soutenir les économies du bloc. L’UE est même parvenue à se mettre d’accord sur le plan de relance « NextGenEU » conçu pour investir dans les infrastructures et soutenir la transition vers des technologies plus propres.
Pour l’UE, la concurrence économique la plus urgente découle de la loi américaine sur la réduction de l'inflation (IRA), a déclaré Mujtabe Rahman d’Eurasia Group, à l’occasion d’un récent séminaire organisé par Lombard Odier. Grâce à l’attrait des subventions et des crédits d’impôt américains, d’une valeur totale de 391 milliards USD, auxquels s’ajoutent 108 milliards USD destinés au secteur de la santé, l’IRA risque de drainer rapidement les technologies et les investissements hors de l’Union, a poursuivi M. Rahman. En comparaison, le plan de relance « NextGenEU » d’un montant de 750 milliards EUR est plus lourd à gérer et à financer, a-t-il ajouté. Le risque étant que ce plan soit considéré comme une réponse à la pandémie et qu’il ne soit pas prolongé, a renchéri Enrico Letta, ancien premier ministre italien et actuel président de l’Institut Jacques Delors basé à Bruxelles, lors du même séminaire de Lombard Odier.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a lancé un défi militaire à l’Union européenne et, fait inhabituel, extérieur à ses propres frontières. Elle constitue un catalyseur de l’évolution politique du continent, a déclaré M. Letta, qui a plaidé pour le maintien d’une UE à plusieurs vitesses, permettant à certains de ses États membres d’avancer sur les questions relatives aux aides d’État ou à la sécurité, par exemple, tandis que d’autres peuvent choisir de se désengager. Il reste à voir si l’UE apprendra à relever les défis communautaires de manière proactive ou si elle est condamnée à n’évoluer qu’en réponse aux crises. À court terme, la résilience de l’UE est mise à mal par l’absence du leadership traditionnel de la France et de l’Allemagne, toutes deux absorbées par des questions nationales. À plus long terme, l’invasion de l’Ukraine ranime le débat sur l’élargissement de l’UE, a ajouté M. Letta, et son système de vote à la « majorité qualifiée » continuera à entraver le consensus. À long terme, l’Union européenne a besoin d’un programme de base « NextGen » et d’une stratégie de défense commune, a conclu M. Letta.
Les spreads et l’euro
Cette année, face à ces menaces géopolitiques, l’écart de rendement entre les Bunds allemands et les obligations gouvernementales italiennes à dix ans, qui mesure la différence entre ce que les deux gouvernements doivent payer pour emprunter, s’est resserré. Il se situe autour de 180 points de base, soit plus que les quelque 100 points de base enregistrés durant la pandémie, lorsque l’intensité de la coopération financière au sein de l’UE était à son maximum. Le rendement des Bunds allemands à 10 ans étant passé de négatif début 2022 à 2,7 % en mars 2023, nous avons augmenté l’exposition et la duration de nos portefeuilles. En ce qui concerne le segment du crédit, nous continuons à préférer les obligations d’entreprise de qualité aux obligations à haut rendement.
Les marchés ont déjà commencé à anticiper un pic des taux d’intérêt. Les valorisations des actions européennes ont augmenté en même temps que les modestes révisions à la hausse des prévisions de bénéfices pour 2023. Tout signe d’amélioration de la croissance dans la zone euro entraînerait une hausse des marchés boursiers européens. Toutefois, compte tenu des incertitudes liées aux secteurs bancaires américain et européen, nous maintenons pour l’instant une allocation sous-pondérée aux actions européennes.
Par rapport au dollar américain, nous maintenons nos objectifs pour l’euro à 1,10 et 1,12 sur un horizon de trois et douze mois, respectivement. Avec les flux trimestriels de la balance des paiements qui atteignent leur niveau le plus élevé depuis le troisième trimestre de 2020, les flux de devises restent favorables. Cette dynamique devrait persister un certain temps, du fait que le compte courant de la zone euro reste soutenu par la baisse des prix du gaz naturel, tandis que les flux de portefeuille sont importants, les investisseurs européens rapatriant leurs actifs étrangers.