Extraits du livre « Jeff Bezos – D’Amazon à la conquête de l’espace », de Luc Mary aux éditions l’Archipel
« Je dis à mes employés de se réveiller chaque matin pétrifiés, apeurés. C’est mon cas. » Jeff Bezos, CBS, 1999
Extraits du livre « Jeff Bezos – D’Amazon à la conquête de l’espace », de Luc Mary aux éditions l’Archipel
« Je dis à mes employés de se réveiller chaque matin pétrifiés, apeurés. C’est mon cas. » Jeff Bezos, CBS, 1999
La « planète jaune » voit rouge. Stress, cadences infernales, pression constante des managers… C’est l’envers du décor d’Amazon. Derrière l’homme d’affaires insatiable et infatigable se cache un homme de fer intraitable et implacable. Aux dires de ses employés, considérés comme autant de « ressources jetables », Bezos préfère l’amélioration des performances à celle des conditions de travail. À l’intérieur des immenses entrepôts d’Amazon, tout est contrôlé, enregistré, chronométré. Les pauses sont limitées et le moindre gaspillage de temps est lourdement sanctionné. Jeff Bezos encourage à tout prix le travail, quitte à délaisser la vie familiale. À l’intérieur de l’entreprise, tous se battent contre tous. Sous couvert d’esprit commun, l’individualisme bat son plein. Malheur à ceux qui manquent d’initiative ou d’esprit d’innovation ou de compétition. À n’en pas douter, Jeff Bezos vient de réinventer le stakhanovisme, version capitaliste. Mieux encore, « amazonien » avant d’être humain, il est devenu le champion d’une nouvelle ère : celle du totalitarisme entrepreneurial .
« William avait besoin d’aller aux toilettes. Âgé de soixante-neuf ans, il devait s’y rendre plus souvent que ses jeunes collègues et cela lui prenait un peu plus de temps. Or il n’avait droit qu’à vingt minutes de “temps de mission” par tranche horaire de dix heures, en plus de sa pause déjeuner, et la traversée des 4 000 mètres carrés de l’entrepôt pouvait en prendre la moitié. Si l’on mettait plus que les vingt minutes autorisées, on récoltait des points de pénalité et risquait des retenues sur salaire, voire un licenciement. Alors il faisait de son mieux pour se retenir. »
Ce récit n’est extrait d’aucun roman de politique fiction décrivant un monde inhumain ou dystopique, mais émane d’un ouvrage contant la véritable histoire d’un employé d’Amazon en 2020. Nous sommes à Baltimore, dans le Maryland, et le malheureux héros de cet entrepôt répond au nom de William Kenneth Bodani Jr. Sa fonction ? Conducteur de transpalettes, un travail quotidien consistant à décharger à une cadence accélérée les palettes d’un camion d’Amazon, puis à les installer à l’intérieur de l’entrepôt. Le camion doit être vidé en moins de vingt minutes. Une fois dans l’entrepôt, explique MacGillis, les marchandises sont désemballées par « des “araignées d’eau”, qui les distribuent ensuite aux postes de travail où les employés en charge du rangement entreposent les articles dans des “alvéoles” empilés sur de vertigineux rayonnages jaunes. Enfin, des robots orange apportent les capsules aux collecteurs humains, qui les envoient au service de conditionnement et d’expédition ». Le temps est ainsi mesuré, mais aussi l’action des hommes, à savoir des employés considérés comme des ressources jetables s’ils ne souscrivent pas aux règles établies par l’entreprise. Jeff Bezos exige de ses salariés une combativité à toute épreuve et un travail de spartiate. Ses employés se doivent d’être dévoués corps et âme à leur entreprise, à l’exemple des antiques hoplites à l’égard de leur cité.
Soumis à cette pression permanente, certains cadres préfèrent démissionner. Au sein du système hyper-hiérarchisé qu’est Amazon, Jeff Bezos a établi douze grades (le plus haut étant détenu par lui-même) et défini quatorze « commandements », dont le premier est l’obsession du client. Au nom du dixième de ces commandements, le principe de parcimonie, il entend obtenir davantage de ses employés. Selon lui, les exigences du métier, la dureté du travail, les contraintes multiples ne peuvent qu’engendrer en retour plus de créativité, plus d’inventivité et plus d’autonomie. À l’exemple d’un aventurier perdu dans une jungle hostile, les salariés doivent démontrer une volonté inébranlable de s’en sortir et faire preuve d’une inventivité constante s’ils veulent rester dans l’entreprise. Dans cette perspective, des réunions de travail sont organisées régulièrement, même le week-end, quitte à sacrifier sa vie familiale. À une employée s’indignant de ne pouvoir élever ses enfants correctement en raison du temps passé dans l’entreprise, Jeff Bezos répond sans états d’âme : « La raison pour laquelle nous sommes ici est l’accomplissement de notre tâche. C’est la priorité numéro un, l’ADN d’Amazon. Si vous ne pouvez pas vous y dévouer corps et âme, alors peut-être n’êtes-vous pas à votre place. » Des réunions où, étonnamment, l’écrit est préféré à l’oral.
Pour entrer dans la société la plus en vogue au monde, paradoxalement, le stylo-bille et le bloc papier sont préférés aux appareils high-tech. Jeff Bezos insiste : tout participant à ses réunions de travail doit rédiger à la main, sur six pages maximum, ses suggestions, ses idées ou ses intuitions. L’objectif de l’exposé est de présenter un argumentaire de vente. Abandonnés, les logiciels PowerPoint, « faciles pour celui qui présente mais pas pour celui qui écoute » ; ils encourageraient la paresse et l’attentisme. Le mémo de six pages ? Un moyen pour Bezos d’évaluer à la fois le niveau de culture, le sens de l’analyse et le degré d’intelligence de son interlocuteur. En outre, tous les participants à la réunion doivent non seulement avoir rédigé leurs mémos, mais aussi lu ceux de leurs collègues. Et son exigence se révèle payante. En effet, la plupart des réunions sont constructives et portent leurs fruits. D’après les collaborateurs de Bezos, il est rare qu’elles ne débouchent sur aucune décision concrète. Jeff Bezos, le premier, montre l’exemple.
Constamment, il griffonne ses idées sur un petit carnet. Comment présenter au monde un concept révolutionnaire ou un nouvel outil technologique ? Telle est son obsession. À cette fin, les participants à ces réunions doivent être clairs, précis et percutants. Car on doit saisir la nouveauté du produit dès les premiers mots ou, à défaut, dès les premières phrases de l’intervenant. « Nous n’avons pas à convaincre la presse ni les marchands financiers, mais seulement les clients », martèle à longueur de réunion Jeff Bezos.
Au sein de ce système privilégiant la compétition permanente, le leader mondial de l’e-commerce a aussi inventé une autre formule, celle des « équipes à deux pizzas ». Autrement dit, deux petites unités polyvalentes, n’excédant pas six personnes, afin de nourrir chacune d’elles avec deux pizzas jusqu’à une heure tardive de la soirée. « Si vous ne pouvez pas nourrir une équipe avec deux pizzas, c’est qu’elle est trop grosse », s’amuse Jeff Bezos. Encore une fois, le créateur d’Amazon entend lutter contre les bavardages inutiles et le gaspillage de temps. « Je ne veux pas qu’on devienne un country club », commente encore Bezos, désignant par la fenêtre le campus de Microsoft. En « lutte ouverte » l’une contre l’autre, deux équipes travaillant sur un même projet auront à coeur de remporter le défi. C’est tout au moins la grande idée de Bezos : il n’y a de grande réalisation que dans la grande compétition.
Preuve en serait la marche lunaire des Américains en juillet 1969 : sans la rivalité opposant les blocs américain et soviétique, jamais les astronautes de l’Oncle Sam n’auraient conquis l’astre sélène au terme de huit ans d’exploration spatiale. Machine de guerre commerciale d’Amazon, la « twopizza team » fait figure de véritable cellule de base du dispositif d’attaque du Lab126. Entités à deux visages, les fameuses « équipes à deux pizzas » voient leurs performances sans cesse évaluées par un conseil d’ingénieurs rompus à la valse des algorithmes. Des équipes qui disposent de leur propre business plan et proposent de nouvelles idées sitôt les décisions prises.
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