Michael J. Boskin, professeur d’économie à l’Université de Stanford, et membre principal de la Hoover Institution, a été président du Comité des conseillers économiques de George H. W. Bush de 1989 à 1993.
L’économie américaine sur le fil du rasoir
La plupart des économies majeures flirtent actuellement avec la récession, voire ont déjà basculé dans celle-ci. Si le Canada et la Suède semblent récemment être parvenus à s’éloigner du précipice, l’Allemagne pour sa part, plus grande économie d’Europe, connaît d’ores et déjà une récession technique, après deux trimestres consécutifs de croissance négative.
En Chine – deuxième économie planétaire, et source majeure de croissance mondiale durant les années antérieures à la pandémie – le rebond post-COVID faiblit d’ores et déjà, conduisant le gouvernement à déployer un nouveau plan de relance. Et si l’économie américaine semble jusqu’à présent échapper à la récession, nombre de prévisionnistes annoncent une récession modérée dans les prochains mois, l’indice de l’organisation Conference Board relatif aux principaux indicateurs économiques poursuivant son déclin sur 14 mois.
Bien que le travail constitue le coût le plus important pour la plupart des entreprises, les embauches aux États-Unis se poursuivent, même sur fond d’inquiétudes croissantes autour d’une baisse des commandes. Comment interpréter ces signaux paradoxaux ?
Comme je le suggère depuis un certain temps, la thésaurisation de la main d’œuvre semble constituer un facteur sous-estimé et pourtant de plus en plus important dans l’économie actuelle. Les entreprises entendent conserver leurs employés, sachant la difficulté croissante de dénicher et de conserver les talents. Les licenciements se concentrent à ce jour dans le secteur technologique, qui avait surembauché durant la pandémie.
Si le sondage mensuel de l’US Bureau of Labor Statistics auprès des entreprises indique que l’économie produit encore des centaines de milliers d’emplois nets chaque mois, le sondage distinct de l’agence auprès des ménages révèle une croissance de l’emploi beaucoup moins importante. Par ailleurs, les primo-demandes d’assurance chômage augmentent, pendant que la durée de la semaine de travail moyenne diminue – deux signaux parfois avant-coureurs d’une récession.
Quid du marché des actions ? D’un côté, les prix des actions confirment les prévisions de futurs bénéfices d’entreprise, qui constituent l’un des aspects les plus procycliques de l’économie. Après avoir plongé en 2022, les actions américaines ont solidement rebondi cette année. De l’autre, la reprise se concentre dans les Big Tech, et, comme l’a observé avec un certain humour l’économiste nobélisé Paul Samuelson, le marché boursier ne constitue pas toujours l’indicateur majeur le plus fiable (ce marché ayant prédit « neuf des cinq dernières récessions »).
Beaucoup dépendra de la politique monétaire et budgétaire. Bien que les réponses massives de relance intense face à la récession liée au COVID aient pu se justifier (sans être parfaites, loin de là), leur poursuite alors que l’économie s’approchait du plein emploi a contribué à la pire inflation observée en 40 ans.
Après une longue période de taux d’intérêt proches de zéro, la Réserve fédérale américaine a dû rattraper le retard en menant une série de hausses rapides des taux. Malgré une pause au mois de juin, le président de la Fed, Jerome Powell, a laissé entendre que pourraient intervenir deux nouvelles augmentations de 25 points de base à partir du mois de juillet. Ceci porterait le taux directeur de la Fed à 5,5-5,75 %, soit au-dessus du taux d’inflation de base retardé sur 12 mois, ainsi que des anticipations d’inflation de la Fed pour l’année prochaine.
De manière générale, les banques centrales souhaitent que leur taux cible à court terme soit pendant un certain temps supérieur à l’inflation prévue, en raison du concept friedmanien de « décalage dans l’effet de la politique monétaire ». Il faut du temps pour que l’économie ralentisse suffisamment jusqu’à réduire les pressions sur les prix et les demandes salariales. Dans le contexte actuel, les hausses rapides de taux par la Fed ont cependant produit une inversion de la courbe des rendements – autre indicateur majeur typique d’une récession – et contribué à la faillite de plusieurs banques américaines d’envergure intermédiaire.
Si une récession survient maintenant, elle aura été l’une des plus largement prévues de l’histoire. Si elle n’a pas lieu, la communauté des prévisionnistes économiques aura commis l’une de ses plus grossières erreurs.
La situation actuelle n’en demeure pas moins relativement sans précédent pour les États-Unis. Jamais les dépenses publiques n’avaient augmenté aussi massivement en période de plein emploi de l’économie. Si la Maison-Blanche et le Congrès sont parvenus à un accord pour la suspension du plafond de la dette, et pour la mise en place de certaines limites modérées concernant les dépenses, les grandes batailles du budget sont encore à venir.
Le président américain Joe Biden souhaite notamment d’importantes augmentations de l’imposition sur les sociétés, ainsi que des impôts sur les plus-values à mesure que celles-ci s’accumulent, plutôt que lorsque l’actif est vendu. La secrétaire du Trésor Janet L .Yellen œuvre par ailleurs pour un accord autour d’un impôt mondial minimum qui élèverait l’imposition des sociétés multinationales américaines. Il est néanmoins peu probable que cette seconde proposition franchisse l’obstacle du Sénat américain, nombre de modifications des traités nécessitant une majorité de deux tiers.
De leur côté, les candidats républicains à la présidentielle s’opposent aux augmentations d’impôts, et souhaitent rendre permanentes plusieurs dispositions prochainement expirées de la législation de 2017 sur les réductions fiscales. Il faut également s’attendre à une bataille autour des dépenses de Défense, qui ne s’inscrivent actuellement pas sur une trajectoire leur permettant de suivre la cadence de l’inflation. Ces problématiques feront l’objet de combats politiques majeurs, et seront exacerbées dans les années à venir par d’importants manques de liquidités en matière de sécurité sociale et de remboursement des soins de santé.
Plusieurs décennies d’expérience au sein de l’OCDE démontrent que la consolidation budgétaire – à la fois aux fins du renforcement de la position du budget et de prévention d’une récession – se concentre massivement sur la réduction des dépenses. Cela n’a rien de surprenant. Maintenir à un niveau modéré les taux d’imposition marginaux sur l’épargne, l’investissement et le travail est absolument crucial pour le côté offre de l’économie.
Si des taux d’imposition marginaux plus élevés sont généralement considérés comme affectant la croissance uniquement à long terme, Casey Mulligan de l’Université de Chicago a démontré que ces taux avaient constitué un frein majeur après la Grande Récession – période de reprise la plus lente de toutes depuis la Seconde Guerre mondiale. De même, une étude menée en 2004 par le regretté économiste nobélisé Ed Prescott a conclu que l’essentiel de l’immense écart de revenus par habitant de l’Europe occidentale par rapport aux États-Unis s’expliquait par des impôts plus élevés (même si cela exagère l’argument, les impôts constituent indéniablement un facteur majeur).
Répondre aux crises américaines de la dette et du coût des prestations par des impôts plus élevés serait à la fois risqué à court terme et dangereux pour la prospérité économique à long terme des États-Unis. Transformer l’Amérique en un État-providence à l’européenne réduirait les futures opportunités précisément pour ceux qui n’ont pas encore gravi l’échelle économique, pour ces Américains que les récentes folies dépensières étaient censées aider. Dans la balance, ces dépenses ont probablement engendré l’effet inverse.