Le 21 octobre 2024, Amnesty International a rendu public un rapport accablant intitulé « J’allais travailler la boule au ventre ». Ce document de plus de 50 pages dévoile des violations graves des droits des travailleurs migrants employés dans les franchises Carrefour en Arabie Saoudite, gérées par le groupe Majid Al Futtaim. L’enquête, menée entre décembre 2023 et juillet 2024, montre des pratiques proches du travail forcé, dans un cadre de travail marqué par la fraude, les abus et des conditions de vie indignes.
Carrefour accusée d’exploiter des migrants en Arabie Saoudite
Carrefour : un recrutement marqué par la tromperie et l'endettement
L’enquête d’Amnesty International s’appuie sur les témoignages de 17 travailleurs migrants, originaires d'Inde, du Népal et du Pakistan, employés dans les magasins Carrefour des villes de Riyad, Dammam et Djedda. Tous décrivent des pratiques abusives dès le processus de recrutement dans leur pays d'origine. Ils ont dû payer des frais de recrutement d'environ 1 200 dollars (environ 1 135 euros), un montant souvent emprunté à des taux d’intérêt élevés, les plongeant dans un cycle d'endettement.
Ces agents recruteurs, avec la complicité de sous-traitants saoudiens, les ont trompés sur les conditions d'emploi, leur promettant des postes au sein d'entreprises internationales comme Carrefour. Ce n'est qu'une fois en Arabie Saoudite que les travailleurs découvrent qu'ils sont en fait employés par des sociétés de fourniture de main-d'œuvre locales, qui jouissent d'une mauvaise réputation auprès des travailleurs migrants.
Des conditions de travail inhumaines : exploitation et travail forcé
Sur place, les conditions de travail décrites sont proches de l’esclavage moderne. Les travailleurs migrants sont contraints de travailler plus de 16 heures par jour, sans repos hebdomadaire garanti. Dans de nombreux cas, leur seul jour de repos était annulé sans compensation, en violation flagrante du droit saoudien. Les travailleurs, qu'ils soient employés dans des magasins, des entrepôts ou des "dark stores", devaient parfois marcher plus de 20 kilomètres par jour dans des environnements épuisants. Amnesty révèle aussi une culture de la peur instaurée par les employeurs. Ceux qui osaient se plaindre des conditions de travail étaient soit ignorés, soit menacés de représailles, parfois sous la forme de licenciements immédiats.
Des conditions de vie insalubres et humiliantes
En plus de ces conditions de travail, les travailleurs migrants sont logés dans des conditions déplorables. Les sous-traitants saoudiens les hébergent dans des logements insalubres, sans respect des normes de base en matière d’hygiène ou de sécurité. Ces travailleurs sont également privés de leur passeport, les empêchant de quitter le pays ou de changer d'emploi sans l'autorisation de leur employeur, en raison du système de parrainage local, connu sous le nom de kafala.
L’enquête d’Amnesty démontre que ce système d’exploitation présente tous les signes du travail forcé, défini par deux éléments essentiels : le travail contre son gré et la menace de sanction. Ces conditions, combinées à l’endettement dû aux frais de recrutement, piégeaient les travailleurs dans une spirale d’exploitation sans échappatoire.
Carrefour face à ses responsabilités
Selon les normes internationales relatives aux droits humains, Carrefour, en tant qu'entreprise internationale, a l'obligation de veiller à ce que ses filiales et franchisés respectent les droits humains dans le cadre de leurs activités. Amnesty International reproche à Carrefour de ne pas avoir pris de mesures suffisantes pour prévenir ces abus ou pour compenser les victimes.
Dans sa réponse à Amnesty, Carrefour et son franchisé Majid Al Futtaim ont déclaré avoir lancé une enquête interne et ordonné un audit indépendant des conditions de travail dans les magasins et entrepôts en Arabie Saoudite. Majid Al Futtaim a également affirmé avoir transféré certains travailleurs dans de nouveaux logements et amélioré ses politiques concernant les heures supplémentaires et l'interdiction des frais de recrutement.
Cependant, Amnesty reste critique, soulignant que ni Carrefour ni son franchisé n’ont encore pris d’engagement pour rembourser les frais de recrutement ou indemniser les travailleurs pour les préjudices subis. L'ONG demande des actions concrètes, notamment la compensation immédiate des victimes, et appelle Carrefour à renforcer la vigilance et les contrôles dans les pays où les droits des travailleurs sont particulièrement à risque.
Un contexte de violations systématiques des droits des travailleurs migrants en Arabie Saoudite
Les révélations sur Carrefour s'inscrivent dans un contexte plus large de violations des droits des travailleurs migrants en Arabie Saoudite. En juin 2024, un syndicat mondial, l'Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois (IBB), soutenu par Amnesty International, a déposé une plainte historique contre le gouvernement saoudien auprès de l'Organisation internationale du travail (OIT) pour travail forcé, vols de salaires et interdiction des syndicats.
Le rapport d'Amnesty met une pression considérable sur Carrefour, géant mondial de la distribution dont le chiffre d’affaires dépasse les 94 milliards d’euros par an et qui était sponsor des Jeux Olympiques de Paris 2024. Si l'entreprise affirme avoir lancé des mesures correctives, la communauté internationale, les ONG et les organisations syndicales attendent des résultats.