Derrière les rayons bien achalandés de la grande distribution, certaines alliances invisibles posent question. Les géants Intermarché et Carrefour se retrouvent dans la tourmente, cernés par des soupçons qui pourraient fissurer leur image… mais qui dit vrai dans ce jeu d’apparences ?
Marché bio : l’ombre d’un pacte entre Carrefour et Intermarché
Le 2 avril 2025, l’Autorité de la concurrence a confirmé avoir notifié à Carrefour et Intermarché une série de griefs pour pratiques anticoncurrentielles présumées dans le domaine des produits bio. L’affaire, encore en phase d’instruction, pourrait bien dévoiler les rouages opaques d’une stratégie que certains décrivent déjà comme une segmentation artificielle du marché. Entre contestations véhémentes et discrétion réglementaire, les deux distributeurs avancent à couvert. Que cache cette guerre des filières ?
Un soupçon de stratégie collective sur le marché bio
Le cœur de l’affaire ? Une segmentation présumée entre réseaux spécialisés et généralistes, orchestrée dès novembre 2016, selon les informations figurant dans le document d’enregistrement universel de Carrefour pour 2024. L’objectif supposé : cloisonner artificiellement la distribution des produits bio.
Carrefour, par le biais de ses filiales Sobio, Greenweez et CSF, est accusé d’avoir participé à une entente visant à réserver certains produits bio aux circuits spécialisés (magasins et e-commerces bio), tandis que les enseignes généralistes se seraient vu assigner un autre segment de cette même filière. Une mécanique subtile, qui s’apparente à une forme d’entente déguisée ? Le distributeur nie fermement toute implication dans cette prétendue stratégie collective : « On nous reproche une prétendue pratique concertée avec le Synabio sur une segmentation des produits bio », déclare Carrefour, avant de préciser que Sobio et CSF n’ont jamais adhéré au syndicat, et que Greenweez n’aurait assisté qu’à une seule réunion.
De son côté, Intermarché, via son entité spécialisée Les Comptoirs de la bio, a aussi reçu en fin 2024 une notification de griefs identique. Le ton de la réponse est sans ambiguïté : « Nous contestons fermement ce grief », réagit l’enseigne, numéro 3 du secteur alimentaire en France. Une réaction classique, mais qui trahit la tension du moment.
Pratiques anticoncurrentielles ou simple malentendu réglementaire ?
Derrière ces accusations, une mécanique bien huilée se déploie. La notification de griefs, en droit français, ne constitue en rien une preuve de culpabilité. Il s’agit d’une étape formelle, ouvrant une procédure contradictoire. L’Autorité de la concurrence, qui compte 17 membres, rappelle sur son site que seule une décision rendue en séance plénière pourra confirmer ou infirmer les manquements présumés.
Mais cette affaire ne sort pas de nulle part. Carrefour, déjà dans le viseur de l’Autorité en 2011 pour des pratiques contractuelles jugées déséquilibrées dans ses franchises parisiennes, connaît bien la procédure. À l’époque, le groupe avait été contraint d’assouplir certaines clauses trop restrictives dans ses contrats, jugées abusives vis-à-vis des magasins affiliés.
Quant à l’entente dénoncée aujourd’hui, elle pourrait impliquer des échanges organisés sous l’égide du Synabio (syndicat professionnel des distributeurs bio). Carrefour insiste : « Carrefour n’a jamais acquiescé à la prétendue ligne commune adoptée au sein du Synadis Bio. » Un refus catégorique, donc, mais qui n'efface pas les soupçons.
Un climat de défiance dans le secteur bio
Si l’agriculture biologique repose sur un socle éthique (pas d’OGM, peu d’intrants chimiques), son commerce, lui, n’échappe pas à la loi du marché. Et les tensions entre distribution conventionnelle et filière spécialisée ne sont pas nouvelles. Le recul de la consommation bio depuis 2022, lié à l’inflation et à la baisse du pouvoir d’achat, a exacerbé la concurrence entre enseignes.
Certains spécialistes du secteur s’interrogent : ce cloisonnement entre circuits n’aurait-il pas servi à éviter une cannibalisation mutuelle des parts de marché ? Difficile à prouver. Mais dans un contexte où le bio peine à reconquérir les classes moyennes, l’existence de barrières invisibles à la distribution pourrait bel et bien avoir limité la concurrence réelle.
Le groupe Casino, propriétaire de l’enseigne Naturalia, tout comme le leader Biocoop, a précisé à l’AFP n’avoir reçu aucune notification de griefs. De quoi ajouter un peu plus de contraste à une affaire où seuls certains acteurs semblent visés.
Une issue incertaine pour un dossier explosif
L’instruction suit son cours. Si l’Autorité confirme les pratiques anticoncurrentielles, des sanctions financières substantielles pourraient être infligées. Mais les délais sont longs, et la bataille juridique ne fait que commencer. En attendant, la crédibilité des distributeurs concernés est ébranlée.
Alors, coordination délibérée ou quiproquo réglementaire ? L’affaire des filières bio risque de hanter les conseils d’administration pour un moment. Et d'alimenter la défiance des consommateurs déjà désabusés.