Jürgen Stark, ancien membre du conseil des gouverneurs de la BCE et professeur honoraire à l’université de Tübingen, l’inflation amènera inexorablement les banques centrales à faire face aux conséquences de leurs erreurs.
Jürgen Stark : pour les banques centrales, le jour du Jugement est arrivé
Alors que les prix de l’énergie continuent de baisser et que l’effet de base sur les hausses enregistrées l’an dernier demeure à considérer, on s’attend à une baisse des taux d’inflation dans le monde occidental. Les prix n’en demeureront pas moins à un niveau inacceptable dans le futur proche, et une vraie stabilité des prix est encore une perspective lointaine.
On peut prévoir en outre que les hausses de salaire et les tensions géopolitiques actuelles, auxquelles s’ajoutent des facteurs structurels de long terme, comme les tendances démographiques et la démondialisation, maintiendront les attentes d’inflation au-dessus des cibles des banques centrales, ce qui pèsera durablement sur les économies et les sociétés occidentales.
Il est temps aujourd’hui que les banques centrales prennent des actions décisives et améliorent leur stratégie de communication. Les responsables politiques doivent d’urgence expliquer pourquoi l’inflation est aujourd’hui si élevée, exposer les conséquences de cette situation et faire connaître les mesures qu’on peut prendre pour y remédier. Cette communication ne doit pas seulement s’adresser aux acteurs du marché, car la participation des citoyens est tout aussi importante, si ce n’est plus. Au bout du compte, les citoyens ne sont-ils pas les partenaires les plus importants des banques centrales lorsqu’il s’agit de combattre l’inflation et de protéger leur indépendance ?
Les erreurs de banques centrales face à l'inflation
Une communication efficace exige des éclaircissements, un certain niveau d’information, d’autocritique et d’humilité. Par le passé, les banques centrales ont commis des erreurs, ainsi lorsqu’elles ont à tort considéré une période de stabilité des prix comme un épisode inacceptable d’inflation trop basse. Leurs politiques monétaires asymétriques aux cours des décennies précédentes, qui se sont traduites par des taux d’intérêt de plus en plus bas, ont réduit leurs marges de manœuvre et favorisé d’importantes distorsions de marché. Pourtant, malgré les données disponibles concernant les dommages qu’ont infligés leurs politiques extrêmement dispendieuses de taux bas et d’expansion massive de leurs bilans, les banquiers centraux ont régulièrement repoussé le moment où ils devraient y mettre fin.
Les responsables politiques ont été beaucoup trop lents à comprendre les forces inflationnistes libérées par les perturbations des chaînes d’approvisionnement liées à la pandémie de Covid-19 et à la guerre en Ukraine. Négligeant et méconnaissant les indicateurs économiques et monétaires déterminants, ils ont considéré que la soudaine hausse des prix était un phénomène « temporaire », qui ne nécessitait pas de réponse immédiate, et ils ont donné aux marchés et à l’opinion des signaux fallacieux leur faisant accroire que les taux bas se maintiendraient jusqu’en 2024. En raison de ces erreurs de diagnostic et des atermoiements dans leur réaction à l’inflation, les banques centrales n’ont eu d’autre choix que de procéder à des hausses brutales des taux d’intérêt, qui ont surpris les acteurs du marché et conduit à des distorsions.
En délaissant leur mission fondamentale qui est d’assurer la stabilité des prix, afin de poursuivre des objectifs politiques distincts, les banquiers centraux, autrefois loués comme des héros, ont gravement entamé leur crédibilité. Leurs erreurs d’analyse et leurs errements professionnels, notamment dans les pays de la zone euro, ont mis en question la fiabilité et l’efficacité de leurs stratégies et de leurs préconisations aux responsables gouvernementaux.
Faire évoluer la communication pour améliorer la compréhension
Pour regagner la confiance de l’opinion, les banques centrales doivent descendre de leur tour d’ivoire monétaire. Aussi intéressantes qu’elles soient, les conférences données dans les universités et les instituts de recherche ont surtout pour fonction d’assurer l’importance des banquiers centraux ! Mais le lourd jargon du discours académique ne les aidera pas à reconquérir le simple citoyen. La Banque centrale européenne affirmait en 2021, dans sa revue stratégique, la nécessité d’employer à l’avenir un langage plus accessible dans ses communications, afin d’instruire l’opinion sur les questions complexes, sans les simplifier exagérément. La BCE n’a malheureusement pas modernisé ou rénové son langage, pas plus qu’elle ne s’est, depuis, ouverte au simple citoyen.
La BCE, qui a la responsabilité de garantir la stabilité des prix dans vingt pays de l’Union européenne, s’est aujourd’hui beaucoup trop éloignée des populations au service desquelles est placée son action, aussi doit-elle entreprendre des efforts beaucoup plus conséquents pour combler ce fossé. Comme les communications s’y font principalement en anglais, chaque déclaration orale ou écrite doit être traduite dans les langues nationales, et la tâche du dialogue et de la communication avec l’opinion publique échoit essentiellement aux banques centrales nationales, alors même que ce rôle n’a pas reçu de définition claire. Avant l’introduction de l’euro, les banques centrales communiquaient plus efficacement avec leurs concitoyens, et maintenaient ainsi un niveau de confiance que la BCE a aujourd’hui perdu.
Mais les banques centrales nationales se sont de plus en plus détachées de l’opinion publique depuis la mise en service de l’euro, voici vingt-cinq ans. Les responsables des politiques monétaires nationales ne sont pas parvenus à jouer le rôle de passeurs efficaces de l’information, en raison, pour partie, des désaccords au sein du conseil des gouverneurs de la BCE. S’il eût effectivement été un problème d’utiliser ces dissensions pour communiquer dans la phase de démarrage de la BCE, la question ne se pose probablement plus aujourd’hui dans une institution qui a mûri.
Se rapprocher de l'opinion, un enjeu pour les banques centrales
En période de forte inflation, il est indispensable de rétablir le lien de confiance entre les banques centrales nationales et l’opinion publique. Pour y parvenir, les banques centrales nationales doivent se débarrasser des tâches qui ne sont pas essentielles, libérer leurs capacités, se consacrer exclusivement à leur mission et lancer des campagnes de terrain approfondies en direction de l’opinion publique. Mais les banques centrales ne peuvent rétablir leur crédibilité et retrouver la confiance publique sans assumer la responsabilité de leurs erreurs passées et en tirer les leçons.
Il semble malheureusement que les banques centrales ne soient pas disposées à engager ce processus nécessaire d’introspection. À ce jour, la Banque de réserve d’Australie est la seule qui ait admis ses erreurs stratégiques passées et ait lancé des initiatives en direction des citoyens pour engager le débat. Les autres banques centrales devraient suivre l’exemple australien – en espérant qu’elles pourront réparer les dommages dont sont responsables leurs erreurs d’autrefois.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Jürgen Stark, ancien membre du directoire et du conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne, ancien vice-gouverneur de la Bundesbank, est professeur honoraire à l’université de Tübingen.
© : Project Syndicate, 2023.