Lors de la rencontre du président américain Joe Biden et de son homologue chinois Xi Jinping à Bali en novembre dernier, ils ont accepté de tenir des réunions de haut niveau pour établir des « garde-fous » à la concurrence stratégique sino-américaine. Le Secrétaire d’État américain Antony Blinken devait se rendre à Pékin pour inaugurer cet effort le mois dernier. Mais lorsque la Chine a envoyé un ballon de surveillance (visible à l’œil nu) sur le territoire américain, la visite de Blinken a été descendue en flammes encore plus vite que le ballon.
De l’art de tirer sur les ballons chinois
Certes ce ne fut certainement pas la première fois que la Chine déployait un ballon, mais cette fois-ci, le moment fut particulièrement mal choisi. Il aurait été préférable que Blinken fasse sa visite malgré tout.
Certes, la Chine a affirmé, par des arguments douteux, que le dispositif était un ballon météorologique qui s'était égaré. Mais les opérations de dissimulation des services de renseignements sont loin d'être le privilège de la Chine. L'incident du mois dernier a fait écho à celui de 1960, lorsque le président américain Dwight Eisenhower et le Premier ministre soviétique Nikita Khrouchtchev devaient se réunir pour établir des garde-fous à la Guerre froide. Mais les Soviétiques ont ensuite abattu un avion espion américain dont Eisenhower avait d'abord tenté de minimiser l'importance en le qualifiant de vol météorologique hors de contrôle. Le sommet fut annulé et les véritables garde-fous n'ont été discutés qu'après la Crise des missiles cubains de 1962.
Certains analystes comparent la relation actuelle entre les États-Unis et la Chine à la Guerre froide, puisqu'elle également est en train de devenir une concurrence stratégique prolongée. Mais cette analogie peut être trompeuse. Pendant la Guerre froide, il n'y avait presque pas de commerce ni de discussions entre les États-Unis et l'Union soviétique, pas plus qu'il n'y avait d'interdépendance écologique sur des questions comme le changement climatique ou les pandémies. La situation avec la Chine est presque inverse. Toute stratégie de confinement des États-Unis sera limitée par le fait que la Chine est le principal partenaire commercial de beaucoup plus de pays que les États-Unis.
Mais le fait que l'analogie de la Guerre froide soit contre-productive en tant que stratégie n'exclut pas la possibilité d'une nouvelle guerre froide. Nous pourrions toujours suivre cette voie par accident. L'analogie historique appropriée à l'épisode actuel n'est donc pas 1945 mais 1914, lorsque toutes les grandes puissances s'attendaient à une brève troisième guerre des Balkans, pour finalement se retrouver avec la Première guerre mondiale, qui a duré quatre ans et détruit quatre empires.
Au début des années 1910, les dirigeants politiques n'ont pas accordé suffisamment d'attention à la force croissante du nationalisme. Aujourd'hui, les décideurs politiques feraient bien de ne pas commettre à nouveau cette même erreur. Ils doivent rester vigilants face aux implications de l'essor du nationalisme en Chine, du nationalisme populiste aux États-Unis et de l'interaction dangereuse entre ces deux forces. Compte tenu de la maladresse de la diplomatie chinoise et de la longue histoire des impasses et des incidents à Taïwan, les perspectives d'une escalade involontaire devraient tous nous inquiéter.
La Chine considère Taïwan comme une province renégate. Depuis la visite du président américain Richard Nixon en Chine en 1971, la politique américaine a été conçue pour dissuader à la fois la déclaration d'indépendance de jure de Taïwan et l'utilisation de la force par la Chine pour provoquer la réunification. Mais aujourd'hui, certains analystes estiment que la politique de double dissuasion est périmée, au motif que la puissance militaire croissante de la Chine pourrait la tenter de frapper maintenant qu'elle en a la possibilité.
D'autres analystes sont sceptiques. Ils mettent en garde contre le fait qu'une garantie de sécurité américaine ferme pour Taïwan pousserait la Chine à agir plutôt qu'à la dissuader et ils craignent que les visites officielles de haut niveau dans l'île ne soient incompatibles avec la « politique de la Chine unique » que l'Amérique a proclamée depuis les années 1970.
Même si la Chine évite une invasion à grande échelle et tente simplement de contraindre Taïwan par un blocus, ou en prenant une île au large des eaux territoriales, une seule collision de navire ou d'avion au cours de laquelle des vies seraient perdues pourrait suffire à déclencher une escalade plus large. Si les États-Unis devaient réagir par le gel des actifs chinois ou par l'invocation de la Loi sur le commerce avec l'ennemi (Trading with the Enemy Act) par exemple, les deux pays pourraient rapidement tomber dans une véritable guerre froide – ou même dans une guerre chaude.
Un récent jeu de guerre organisé par le Center for Strategic and International Studies à Washington, DC, suggère que les États-Unis pourraient remporter une confrontation de ce genre, mais à un coût énorme pour les deux parties (et pour l'économie mondiale). La meilleure solution à la question de Taïwan consiste donc à prolonger le statu quo.
L'ancien Premier ministre australien Kevin Rudd a fait valoir que l'objectif de l'Occident ne devrait pas être de parvenir à une victoire totale sur la Chine, mais plutôt à gérer la concurrence avec elle. La bonne stratégie consiste à éviter de diaboliser la Chine et à définir plutôt la relation en termes de « coexistence concurrentielle ». Si la Chine évolue vers le meilleur à long terme, cela ne sera qu'une cerise sur le gâteau pour une stratégie qui vise à gérer les relations entre grandes puissances à une époque d'interdépendances traditionnelles, économiques et écologiques.
Une bonne stratégie doit s'appuyer sur une évaluation claire et minutieuse. La sous-estimation engendre la complaisance, tandis que la surestimation alimente la peur – l'une comme l'autre pouvant conduire à des erreurs de calcul. La Chine est devenue la deuxième plus grande économie nationale du monde. Mais même si son PIB semble en bonne voie de dépasser un jour celui de l'Amérique, son revenu par habitant est encore inférieur à un quart de celui des États-Unis et elle fait face à un certain nombre de vents contraires sur les plans économique, démographique et politique.
Non seulement la population en âge de travailler de la Chine a atteint un sommet en 2015, mais en outre la croissance de sa productivité économique a ralenti et elle a engagé peu d'alliés politiques. Si les États-Unis, le Japon et l'Europe coordonnent leurs politiques, ils représenteront toujours la plus grande partie de l'économie mondiale et conserveront la capacité d'organiser un ordre international fondé sur des règles qui pourrait contribuer à façonner le comportement chinois. Ces alliances de longue date sont la clé de l'essor de la Chine.
À court terme, étant donné les politiques de plus en plus affirmées de Xi – notamment certains actes stupides comme le vol de ce ballon à un moment particulièrement inopportun – nous allons très probablement devoir nous pencher plus intensément sur la composante « rivalité » de l'équation. Mais si nous maintenons nos alliances et évitons la diabolisation idéologique et les analogies trompeuses de la Guerre froide, nous pouvons réussir.
Si l'on voulait comparer la relation sino-américaine à une partie de cartes, on pourrait dire que nous avons une bonne main. Mais même une bonne main peut vous faire perdre si vous jouez mal. Vu dans le contexte historique de 1914, ce dernier incident de ballon devrait nous rappeler les raisons d'être de ces garde-fous.