Le 09 septembre 2024 s’ouvrira devant la 32ème chambre du tribunal correctionnel de Paris le procès de huit officiers et d’une société sous-traitante de la logistique des opérations extérieures, pour des soupçons de corruption et de favoritisme. Parmi les prévenus, l’ancien chef d’état-major du Centre du soutien des opérations et des acheminements (CSOA). A la manœuvre du dossier d’accusation, le PNF qui enquête depuis 2017 suite à un rapport de la Cour des comptes publié en 2016 sur les surcoûts des opérations extérieures. Sept ans après le début de l’enquête, retour sur une affaire dont les méandres embarrassent autant le ministère des Armées que le PNF.
Le procès du transport stratégique français sur le point de débuter
Aucun juge d’instruction n’a été nommé en dépit d’une enquête fleuve de sept ans qui n’a pour l’instant débouché ni sur l’ouverture d’une information judiciaire ni sur la moindre mise en examen, en dépit des perquisitions, des saisies et des garde-à-vues. C’est dire si le sujet est complexe pour le PNF qui avance très prudemment sur un dossier qui a déjà donné lieu a beaucoup d’approximations et d’erreurs d’interprétations.
De quoi s’agit-il ?
Le contexte, déjà. L’affaire débute en 2010, au tout début d’une période de surchauffe des engagements militaires français à l’étranger qui durera près d’une dizaine d’années. D’un point de vue logistique, l’armée française doit en effet successivement gérer la forte montée en puissance afghane post-embuscade d’Uzbin de 2008, puis les engagement massifs dans la bande sahélo-saharienne (BSS) à partir de 2013 (dans la foulée, finalement, du désengagement afghan), avec peu de temps après les premiers déploiements en Irak, dans le cadre de l’opération Chammal de lutte contre l’Etat islamique. Et tout cela se déroule en plus des opérations de souveraineté (Guyane), des exercices, des OPEX déjà en cours et autres MCD qui sont le lot commun des armées depuis des décennies. Or, d’un point de vue logistique et transport stratégique, la France souffre d’un déficit capacitaire criant en moyens patrimoniaux : les vénérables Transall sont en fin de vie alors que les A400M arrivent au compte-goutte, sachant que ni l’un ni l’autre n’ont les capacités requises pour les flux logistiques dont il est question alors.
Fraichement revenue dans l’OTAN en 2009, la France peut à ce titre compter sur les avions l’initiative de pooling and sharing du contrat SALIS, géré par la NATO Support and Procurement Agency (NSPA), basée au Luxembourg. En 2012, le marché SALIS est remporté par Ruslan SALIS GmbH, société qui regroupe en réalité deux compagnies aériennes : la compagnie Ukrainienne Antonov ADB, filiale du constructeur Antonov, seul certificateur de tous les avions Antonov, et la compagnie russe Volga-Dnepr (pourtant black-listée par l’ONU depuis 2007). Entre 2014 et 2016, cet attelage russo-ukrainien commence sans surprise à battre de l’aile pour finalement éclater en deux sociétés distinctes. En raison des sanctions pesant sur la partie russe, la société Volga-Dnepr finit par réduire à la portion congrue ses prestations, sachant en plus que la Russie entend mobiliser ses avions pour appuyer ses actions en Syrie.
Le contrat SALIS a donc connu des trous d’air, sachant en plus que la France n’est pas forcément prioritaire sur les avions, en dépit du volume de ses engagements dans la BSS à partir de 2013, engagements que la France mène alors bien seule. En France, la décision est très vite prise de trouver une solution autonome et souveraine, parallèle au contrat SALIS mais moins contraignante. Il s’agit aussi de rester discret sur certains opérations françaises et sur certaines destinations, notamment dans les régions kurdes du Nord de l’Irak : compte tenu de la position de la Turquie sur les sujets kurdes, hors de question de passer par l’OTAN si la France veut intervenir dans la région.
La France se retrouve donc rapidement avec deux contrats, le contrat SALIS et le contrat dit à « bons de commande », ce qui explique une partie des surcoûts OPEX constatés par la Cour des comptes en 2016, la France étant obligée d’externaliser alors 90% de ses besoins en transport stratégique. Mais le rapport de la Cour des comptes coince sur un sujet : la comparaison des prix des heures de vol, pour laquelle le prix affiché par la société ICS apparait plus élevé que celui du contrat SALIS. Pourquoi les militaires du CSOA ont-ils eu abondamment recours à cette société, si elle est plus chère que SALIS ? Il n’en fallait pas plus à un député pour tenter de faire du sujet une affaire d’Etat sur fond de suspicion de corruption, sachant qu’ICS finira par embaucher, entre 2016 et 2017, l’ancien chef d'état-major du CSOA pour remplacer un salarié parti abruptement (et dans des conditions suspectes) vers la concurrence russe. C’est d’ailleurs à peu près au même moment que le PNF commence à recevoir des courriers anonymes dénonçant la façon dont le CSOA abuserait du contrat avec ICS…
La coïncidence est malgré tout de trop pour le PNF qui se saisit finalement de l’affaire en 2017, avec une question simple : pourquoi l’offre apparemment la plus chère a-t-elle été privilégiée des années durant ? La réponse se trouvait pourtant déjà dans le rapport de la Cour des comptes : « Cette comparaison des coûts doit être effectuée avec prudence, car le prix de l’heure de vol ne recouvre pas nécessairement les mêmes éléments selon l’affréteur. Ainsi, SALIS facture le vol sec, tandis que la prestation d’ICS inclut le traitement du fret avant chargement. Le CSOA a également indiqué que seuls les segments de vol chargés étaient facturés par ICS. » La réalité financière du contrat est donc simple : l’heure de vol facturée par ICS est plus chère en moyenne parce qu’ICS ne facture que les heures de « vol utile », avec au final une nombre d’heures de vol facturé nettement moindre que le contrat SALIS pour une même prestation (entre deux et trois fois moins d’heures sur certains vols). Moins cher, plus souple, plus efficace, la société ICS se rend rapidement indispensable mais se fait des ennemis parmi ses concurrents malheureux, dont les Russes de Volga-Dnepr. Pourtant, aucun contentieux n’a suivi les résultats des appels d’offres remportés par ICS, ce qui aurait déjà dû mettre la puce à l’oreille du PNF.
L’autre indice qui aurait dû faire tiquer les magistrats financiers, c’est la situation financière des armées dans les années qui suivent cette affaire. En effet, peu après le déclenchement de l’enquête, l’armée bloque tout puis annule les contrats en cours, dans le doute. Un nouvel appels d’offres est lancé, remporté cette fois par Avico (ICS ne peut alors plus postuler). Reste SALIS, encore disponible à la marge, mais dont les tarifs ont encore augmenté depuis le retrait des Russes, car l’offre d’avions gros porteurs se raréfie, contrairement à la demande. Résultat, pendant les années qui suivent, les armées mettent surtout en œuvre au maximum les moyens patrimoniaux c’est-à-dire essentiellement les A400M fraichement arrivés, avec à la clé une usure intensive des cellules neuves. En effet, jugées trop coûteuses, les prestations fournies par Avico seront finalement très peu utilisées, ce qui n’empêche pas malgré tout l’explosion de la facture pour les armées. Les années ICS sont finalement évoquées avec nostalgie par les militaires (et par Bercy...).
Tout ça pour ça
Comment se résume cette histoire après sept années d’investigations ? D’un côté de la barre, nous retrouvons le PNF qui ne sait plus très bien si un non-lieu n’aurait pas dû être décidé il y a des années, une Cour des comptes perdue dans des factures d’heures de vol qu’elle ne comprend pas, un député qui rêvait de se faire un nom sur ce qu’il pensait être un grand scandale de corruption, un corbeau fortement suspecté d’être un ancien salarié d’ICS passé à la concurrence russe, et une agence de l’OTAN basée au Luxembourg – la NSPA – qui défendit jusqu’en 2018 les intérêts de cette même société russe, la compagnie aérienne Volga-Dnepr, ulcérée de constater qu’une TPE française ait été capable de lui faire de l’ombre.
En face, sur le banc des accusés, des officiers de la logistique aérienne des armées qui, dans le feu des engagements d’années d’urgence opérationnelle, ont pris peut-être quelques libertés avec le code des marchés publics, pour se garder les services d’une TPE française qui s’est surtout illustrée par des tarifs imbattables et des prestations d’une très grande efficacité pendant toutes ces années ; cette même TPE, ICS, quelque peu dépassée par son succès et sa notoriété subite, mais qui a rempli 100% des missions confiées à des tarifs sur lesquels les concurrents n’ont jamais pu s’aligner, tout en permettant à la France de disposer d’une solution de transport autonome et souveraine, hors du carcan de l’OTAN. Entre les deux, des juges qui vont devoir démêlés un écheveau d’années d’opérations militaires de transport pour comprendre où veut en venir les PNF qui, en dépit de milliers de pages de procédures, des perquisitions et des auditions en garde-à-vue, n’a pourtant procédé à aucune mise en examen depuis sept ans. Tout ça pour ça ; la montagne judiciaire risque fort d’accoucher d’une souris, au grand dam des officiers prévenus, d’une TPE française aujourd’hui liquidée et de l’armée française qui, a défaut de moyens patrimoniaux suffisants, se retrouve toujours sans solution pérenne de projection.