L’anti-néolibéralisme comme si les pauvres avaient de l’importance

Arvind Subramanian, membre éminent du Centre pour le développement mondial, conseille actuellement le gouvernement du Tamil Nadu en Inde sur la réforme du secteur de l’énergie et la transition verte.

Arvind Subramanian
Par Arvind Subramanian Publié le 16 juin 2023 à 5h52
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L’anti-néolibéralisme comme si les pauvres avaient de l’importance - © Economie Matin
46%46 % des objectifs de décarbonisation reposent actuellement sur des technologies qui n’ont pas encore été développées

À l'heure où le néolibéralisme cède rapidement la place à une résurgence de la politique industrielle dans les économies avancées, on ne tient pas compte de la perspective des pays à faible revenu. Comme à la grande époque du néolibéralisme, une forme subtile d'impérialisme intellectuel oriente le débat économique mondial vers les intérêts des grandes puissances.

Si les perspectives des pays en développement étaient prises en considération comme il se doit, le débat sur le néolibéralisme et sur des politiques industrielles similaires à la Loi américaine sur la réduction de l'inflation (IRA) aurait très probablement une allure très différente. Après tout, le consensus néolibéral de Washington qui a pris place dans les années 1980 a apporté des avantages tangibles aux pays les plus pauvres du monde. À l'heure où les pays prennent leurs distances vis à vis de ce dernier, ce retrait pourrait être tout aussi bénéfique si nous tirions les bonnes leçons de l'ère néolibérale.

Les problèmes du néolibéralisme

À l'adhésion des néolibéraux aux marchés et à la mondialisation, on a largement reproché une longue liste de problèmes : la montée des inégalités, la concentration du pouvoir, le déclin de l'industrie, les crises financières récurrentes et même la montée de la politique identitaire. Mais même s'il y a beaucoup à dire sur le passif du néolibéralisme, son bilan comprend également un nombre assez restreint d'atouts à porter à son crédit, en particulier lorsqu'il s'agit des régions les plus pauvres du monde. Comme Dev Patel, Justin Sandefur et moi-même l'avons soutenu, l'ère de l'hyper-mondialisation a permis aux pays en développement d'inverser une tendance sur 200 ans et de rattraper leurs homologues plus riches, ce qui a permis la réduction la plus rapide de la pauvreté de toute l'histoire.

L'essor du commerce mondial a permis d'augmenter les exportations des pays en développement, en leur permettant ainsi d'échapper au sous-développement économique. Si le succès de la Chine ne fait aucun doute, la transformation remarquable de l'Inde offre un exemple tout aussi pertinent du pouvoir de transformation de la mondialisation. Autrefois considérée comme repliée sur elle-même et peu compétitive, l'Inde a enregistré une croissance annuelle moyenne de 13 % (en dollars) de ses exportations – pas seulement de ses services informatiques, mais également de sa production industrielle – sur près de 25 ans. En matière de miracle économique, cela reste difficile à battre. Telle était la puissance de la mondialisation.

On peut s'attendre à ce que les politiciens et les penseurs nativistes de l'Occident se concentrent uniquement sur les effets du néolibéralisme sur leurs propres pays. Mais la volonté des intellectuels progressistes de négliger ses effets positifs sur le bien-être dans les pays en développement est surprenante et déconcertante. Toute forme de cosmopolitisme, qu'il soit guidé par le principe utilitaire de maximisation des avantages pour le plus grand nombre de personnes, ou bien qu'il soit inspiré par l'accent mis par John Rawls sur les avantages pour les moins favorisés, doit reconnaître ce mérite qu'a la mondialisation : elle a apporté une prospérité sans précédent à des milliards de personnes en Afrique sub-saharienne et en Asie.

En toute honnêteté, les intellectuels des pays en développement ont également célébré la disparition du néolibéralisme. Bien que leurs raisons de minimiser son impact positif demeurent obscures, ceci pourrait être un exemple de ce que Lant Pritchett définit comme un mimétisme isomorphique, par lequel ils renforcent l'impérialisme intellectuel de leurs homologues des pays riches. La pensée de groupe n'est pas le monopole de l'homme de Davos : il touche également les progressistes du monde entier.

La nouvelle politique des USA

Une dynamique similaire se joue avec la nouvelle adhésion des États-Unis à la politique industrielle. Outre les ramifications politiques internes de l'IRA, une grande partie de la conversation sur la législation climatique signée par l'administration Biden se concentre sur ses implications dans le domaine de la rivalité sino-américaine, dans les tensions entre les États-Unis et l'Union européenne et dans la politique intérieure de l'UE.

Supposons plutôt que l'IRA ait été évaluée en fonction des besoins d'un pays à revenu faible ou moyen typique, qui est un importateur net d'énergie et qui dépend des combustibles fossiles. Dans ce contexte, tout ce qui importe, c'est son impact sur le coût de l'énergie renouvelable. En encourageant l'innovation technologique et en facilitant les économies d'échelle, l'IRA pourrait faire baisser les prix de l'énergie et élargir l'accès des pays en développement à l'énergie, améliorer leur position budgétaire et renforcer leurs efforts d'atténuation climatique. Mais le rôle de l'IRA en tant que fournisseur de biens publics mondiaux a été négligé.

Nous avons tendance à oublier que la révolution des énergies renouvelables est avant tout une révolution énergétique. Améliorer l'accès des pays à faible revenu aux réseaux énergétiques pourrait permettre d'obtenir d'énormes avantages sociaux. En outre, parce que la plupart des pays en développement subventionnent l'énergie, en particulier l'électricité, les énergies renouvelables pourraient réduire considérablement les coûts, ce qui serait favorable aux finances publiques de ces pays.

Réduire le coût des énergies renouvelables

Pour accélérer la transition écologique, il est essentiel de réduire le coût des énergies renouvelables. Compte tenu des bilans déjà tendus des grandes économies, il est irréaliste de s'attendre à un financement substantiel du climat pour les pays en développement. Les récents débats sur l'expansion de la capacité de prêt de la Banque mondiale devraient revoir les ambitions à la baisse sur les importants flux financiers, des riches vers les pauvres. La solution pratique consiste à faire en sorte que les énergies renouvelables puissent rivaliser rapidement avec les combustibles fossiles. Seuls des progrès technologiques, soutenus par des politiques industrielles de type IRA, peuvent accélérer ce processus.

Sans une énergie renouvelable compétitive et abordable, la transition verte est vouée à l'échec. Mais pour parvenir à une transition juste, nous devons nous assurer que les nouvelles technologies soient accessibles à tous et ne soient pas uniquement motivées par l'appât du gain du capital privé. Les propres politiques des pays en développement seront essentielles à la réalisation de cet objectif.

Il est instructif de comparer l'approche américaine de la politique industrielle à la stratégie de l'UE (sans doute néolibérale), qui repose sur la tarification du carbone. Contrairement à l'IRA, il n'est pas clair que le plan de l'UE puisse fournir le bien public mondial des énergies renouvelables moins chères. Ce qui est clair, c'est que les taxes carbone à la frontière de l'Europe vont saper les exportations des pays en développement de biens à forte intensité carbone. C'est pourquoi la politique anti-néolibérale américaine est meilleure pour les économies à faible revenu que l'approche européenne.

Bien que les objectifs potentiellement protectionnistes de l'IRA et le risque d'aggravation des tensions entre les États-Unis et la Chine aient peu d'importance pour les pays à revenu faible et intermédiaire, toute dégradation de l'ordre économique international aurait de graves conséquences pour les économies les plus pauvres du monde. Pour cette raison, les États-Unis, l'Europe et la Chine doivent parvenir à un certain modus vivendi qui permette de subventionner les énergies renouvelables tout en minimisant la charge imposée aux autres. Mais le coût des énergies renouvelables aura lui-même l'impact le plus significatif sur les perspectives des pays en développement.

Le débat politique actuel est marqué par la certitude des échecs du néolibéralisme et par la confusion quant à la suite. Du point de vue des pays en développement, il est toutefois possible de pleurer la mort du néolibéralisme tout en embrassant simultanément son successeur antithétique.

© Project Syndicate 1995–2023

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Arvind Subramanian, membre éminent du Centre pour le développement mondial, conseille actuellement le gouvernement du Tamil Nadu en Inde sur la réforme du secteur de l'énergie et la transition verte.

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