Dante A. Disparte – Les actifs numériques et la puissance américaine

Dante Alighieri Disparte, responsable en chef de la stratégie et directeur des politiques mondiales du cabinet de conseil en stratégie Circle, livre ses réflexions sur le défi des actifs numériques par rapport à la puissance américaine.

Dante Alighieri Disparte
Par Dante Alighieri Disparte Modifié le 20 mai 2023 à 18h16
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Dante A. Disparte – Les actifs numériques et la puissance américaine - © Economie Matin
5,92 MILLIARDS $La taille du marché mondial de la technologie blockchain était évaluée à 5,92 milliards de dollars en 2021

Lorsque l’Union soviétique a mis son Spoutnik en orbite, le 4 octobre 1957, les dirigeants politiques occidentaux, aux États-Unis et ailleurs, ont été contraints de reconnaître qu’ils avaient échoué face à leur grand rival.

Pris de court, ils se sont rapidement mobilisés et n’ont pas ménagé leurs efforts pour rattraper leur retard, posant ainsi les fondations de ce qui allait devenir le GPS, les chaînes de diffusion par satellites, les communications militaires modernes et nombre d’autres technologies qui entretiennent le vrombissement du monde contemporain.

Aujourd’hui, les chaînes de bloc et les actifs numériques ont le même potentiel de transformation que les communications par satellites une génération plus tôt. Pourtant, malgré les appels à un renforcement du leadership des États-Unis dans ce domaine – notamment le décret présidentiel « crypto executive order » signé l’année dernière par le président Joe Biden – les États-Unis courent le risque de se retrouver à la traîne du mouvement mondial.

Dans ce qui fut la course à l’espace, le gouvernement fédéral des États-Unis sut lancer une campagne de mobilisation à l’échelle nationale pour augmenter les investissements dans l’enseignement de la science, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques ; la NASA fut créée, qui plus tard lança des astronautes sur la Lune. En fin de compte, la victoire dans la course conféra aussi aux États-Unis une position dominante dans nombre de secteurs clés de la technologie. Si l’Amérique réussit alors, c’est parce que son gouvernement sut fixer à la libre entreprise et à l’ingéniosité des hommes un objectif commun et une mission partagée.

Les acteurs qui se disputent aujourd’hui les premières places dans les monnaies numériques sont aussi bien des États que des sociétés privées, et certains sont ouvertement hostiles aux États-Unis et à leurs alliés. Actuellement, 114 pays (représentant 95 % du PIB mondial) envisagent de lancer une devise numérique de banque centrale, et l’écosystème des cryptomonnaies et des actifs numériques a vu son volume exploser (quand il n’a pas explosé lui-même au sens propre) lors de ces dernières années.

De son côté, l’administration Biden s’est engagée sans ambiguïté à maintenir les États-Unis à l’avant-garde des  technologies sur lesquelles reposent la sécurité nationale et la compétitivité économique future.

La loi bipartisane Chips and Science Act, votée en 2022, a permis d’énormes investissements publics pour renforcer  l’industrie domestique des semi-conducteurs ainsi que la recherche et le développement dans l’informatique quantique, l’intelligence artificielle et nombre d’autres domaines scientifiques et technologiques. Pour des raisons similaires, l’administration a également resserré son contrôle sur les exportations afin de prévenir de trop nombreux avantages que pourrait tirer la Chine des technologies américaines pour l’évolution de son armée et de son économie. Comme l’expliquait l’an dernier Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale de Biden, les États-Unis entendent « maintenir une avance aussi importante que possible » sur leurs rivaux.

La monnaie n’est pas d’une importance stratégique moindre que les semi-conducteurs. Il n’est un secret pour personne que le rôle du dollar en tant que principale monnaie de réserve est depuis longtemps l’une des premières sources de la puissance américaine sur la scène mondiale. Si le dollar a une telle importance, c’est non seulement parce qu’il est  communément utilisé pour le règlement des transactions internationales, mais aussi parce qu’il sous-tend un système bien plus vaste, fondé sur des règles, de paiements, de financements et d’épargne.

La Maison blanche a fait savoir qu’elle comprenait les enjeux.

Le décret présidentiel de l’an dernier souligne qu’« une innovation financière responsable, l’extension de l’accès à des services financiers sûrs et abordables et la réduction des coûts des transferts de fonds et des paiements, intérieurs ou transfrontaliers, grâce, notamment, à la modernisation continue des systèmes de paiement publics, sont dans l’intérêt des États-Unis. » L’objectif, continue le texte, est de « renforcer le leadership des États-Unis dans le système financier mondial et dans la compétitivité technologique et économique, notamment par le développement responsable des moyens de paiement innovants et des actifs numériques. »

Pour ce qui tient aux actifs numériques, les récentes démarches de l’administration vont pourtant à l’encontre de ses objectifs affichés. Au cours des derniers mois, les actions de coercition menées par la SEC, le gendarme financier américain, les avertissements lancés par la Maison blanche et la totalité du chapitre du rapport économique présidentiel consacré à la condamnation des actifs numériques menacent de transformer l’« hiver crypto » (que
l’Amérique s’est pour une bonne part infligée à elle-même) en âge glaciaire.

L’histoire laisse entendre que ces initiatives pourraient être contreproductives. De telles mesures coercitives tendent à orienter les acteurs du marché vers des plateformes sans supervision, soumises à des risques opaques et dont le contrôle des risques financiers s’est avéré plutôt laxiste. Si cette tendance se précise, nous pourrions voir surgir des systèmes de paiement parallèles à l’échelle mondiale, qui ne répondraient pas aux obligations réglementaires actuelles.

Si les États-Unis manquent le coche de la régulation des actifs numériques, ils pourraient perdre leur avance dans ce secteur, avec des répercussions commerciales potentielles et des conséquences non négligeables sur la sécurité nationale. Dans une économie de plus en plus numérisée, les infrastructures financières de l’Amérique, encore largement dépendantes de traitements analogiques, deviennent obsolètes – obérées par les coûts, les délais décevants, les prés carrés qui balkanisent les usagers, et des fragilités de toutes sortes, sans compter nombre d’autres carences.

Fort heureusement, des technologies fondées sur les chaînes de bloc, gérées avec conscience, sont déjà à l’œuvre et commencent de résoudre ces problèmes, permettant à des millions de personnes en bas de de l’échelle économique d’envoyer, de dépenser et d’épargner de l’argent durement gagné avec le même niveau de sécurité, le même coût modique et la même vitesse qu’un message texte.

Au mois de décembre, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés a lancé un programme pilote qui fournit une assistance financière mobile et numérique aux réfugiés de guerre ukrainiens. Ce n’est qu’un exemple de la façon dont on peut améliorer l’aide humanitaire grâce à des systèmes de paiement presque instantanés, mobiles, traçables, et  imperméables à la corruption.

Pendant ce temps, dans des pays qui connaissent une inflation chronique, les gens se tournent vers les dollars numériques et leur fiabilité comme réserve de valeur. Des millions de travailleurs migrants envoient chez eux des sommes d’argent, sans devoir en subir les coûts ou les frais de transfert exorbitants, et les entreprises apprécient de plus en plus les  avantages de la technologie des chaînes de bloc pour renforcer leurs chaînes d’approvisionnement.

Les États-Unis devraient faire ce qui est en leur pouvoir afin de garantir qu’à l’avenir, la monnaie, les paiements, la philanthropie et les échanges commerciaux demeurent arrimés au dollar. Le Congrès devrait prendre l’initiative de la création d’un cadre juridique et réglementaire efficace pour l’industrie des actifs numériques, à commencer par une  législation sur les cryptomonnaies stables. Bonne nouvelle : la commission des services financiers de la Chambre des représentants vient juste de mettre en circulation un projet de législation qui codifierait des normes essentielles concernant les réserves, la transparence et l’interopérabilité. Ces protections sont vitales pour le consommateur. Les cryptomonnaies stables devraient constituer la réponse des États-Unis aux cadres des monnaies électroniques et d’actifs numériques qui fleurissent un peu partout dans le monde.

Les États-Unis savent relever les défis stratégiques en mobilisant les forces sans pareilles des secteurs public et privé. Les efforts en cours vers la dédollarisation, le développement de systèmes de paiement parallèles et la demande mondiale de plus en plus prégnante pour une monnaie universellement accessible définissent l’un des défis économiques majeurs auxquels nous sommes confrontés. La façon dont sera gagnée la course à la monnaie numérique est aussi importante que l’identité du vainqueur. En créant les conditions qui maintiendraient sur le territoire national les industries naissantes des chaînes de bloc et des actifs numériques, les États-Unis ont les moyens de rester en tête de peloton.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

Dante Alighieri Disparte est responsable en chef de la stratégie et directeur des politiques mondiales du cabinet de conseil en stratégie Circle.

© Project Syndicate 1995–2023

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