Extrait du livre Propos sur la souveraineté européenne. Défis sanitaires, sécuritaires, démocratiques, de Florence Chaltiel Terral, Yves Doutriaux, et Maxime Lefebvre, éditions Lefebvre Dalloz, 2024. Préface de Jean-Louis Bourlanges, président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale.
Quels progrès pour l’autonomie stratégique de l’Union européenne ?
Les progrès vers l’autonomie stratégique de l'Union européenne
Le président Emmanuel Macron a fait de la souveraineté européenne l’axe de sa politique européenne depuis 2017, comme nous l’avons vu dans la première partie de cet ouvrage. Or le vocabulaire de la souveraineté européenne ne s’est que partiellement imposé dans le débat européen, probablement parce qu’il heurte les États membres soucieux de protéger leur souveraineté nationale. Dans le vocabulaire européen, on a parfois parlé de « souveraineté numérique » ou de « souveraineté technologique », et les sommets européens de Versailles en mars 2022 et de Grenade en octobre 2023 ont mentionné plus globalement la « souveraineté européenne ». Mais on ne peut pas dire qu’il y ait une déclinaison claire et programmatique de la souveraineté européenne comme l’avait proposé le président français, d’autant qu’on n’a pas senti, à l’occasion de la conférence sur l’avenir de l’Europe, un appétit extraordinaire des États membres pour renforcer les compétences de l’Union par une révision des traités. Rappelons aussi que dans le purisme des juristes, ce sont les États membres qui restent souverains, ce sont eux qui ont la « compétence des compétences » ; l’Union européenne n’exerce que des compétences transférées par les États, selon des modalités prévues dans des traités négociés et ratifiés par les États à l’unanimité. Le Brexit illustre d’ailleurs a contrario que la souveraineté de l’État prévaut et que l’État souverain peut se retirer de l’Union et retrouver la plénitude de ses compétences.
Si la souveraineté européenne ne doit pas être opposée à la souveraineté des États membres – nous aurons l’occasion d’y revenir – l’autonomie stratégique apparaît comme un concept beaucoup plus accepté dans l’Union (1), et les progrès accomplis depuis quelques années ont été considérables, surtout quand on regarde le quasi-néant d’où l’on est parti.
De la défense à l'économie
Rappelons que le concept d’autonomie stratégique est issu d’une approche française. Dans les livres blancs français sur la défense (à commencer par celui de 1994), il désignait la capacité de la France à conserver la maîtrise des technologies et des capacités critiques, en particulier pour préserver l’indépendance de sa dissuasion nucléaire et son autonomie d’action. Au niveau européen, le concept a fait une timide apparition dans le contexte des communications de la Commission pour renforcer le secteur de la défense en 2013, et de la « stratégie globale » de Mme Mogherini (haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité), en 2016, sans être précisément défini. Toujours en 2016, le Conseil européen a avancé une définition en évoquant « la capacité des Européens à agir de manière autonome lorsque c’est nécessaire, là où c’est nécessaire et avec leurs partenaires dans tous les cas où c’est possible ». On peut considérer que cette formulation couvre la capacité d’intervention européenne au titre des opérations de la politique de sécurité et de défense commune, ce qui est dans la parfaite continuité de la déclaration franco-britannique de Saint-Malo (1998) évoquant déjà une « capacité autonome d’action [de l’Union] appuyée sur des forces militaires crédibles », mais articulée avec l’OTAN. Cette autonomie stratégique n’a rien à voir avec une défense européenne collective, qui repose explicitement sur l’OTAN au dire même des traités (article 42-7 TUE), et encore moins avec une souveraineté européenne dans le domaine de la défense, qui reste un des moins européanisés (vote à l’unanimité, contrôle souverain des forces armées par chaque État membre, poids du budget d’armement dans chaque État membre).
Au-delà de cette capacité d’intervention européenne dont le bilan n’est pas négligeable (une quarantaine d’opérations civiles et militaires lancées depuis 2003, notamment dans les Balkans, en Afrique, contre la piraterie maritime au large de la Somalie ou contre les trafics au large de la Libye) mais pas non plus impressionnant (beaucoup d’opérations demeurant civiles ou civilo-militaires, et l’UE n’ayant jamais réalisé de véritables opérations de combat comme l’OTAN au Kosovo, en Afghanistan ou en Libye), le débat sur l’autonomie stratégique s’est enrichi d’une nouvelle dimension, économique, dans le contexte de la pandémie de Covid en 2020. Tirant le constat de ses dépendances dans le secteur de la santé, mais aussi dans d’autres secteurs comme l’énergie, les matières premières ou l’électronique (on se souvient de la pénurie de composants après le redémarrage des flux commerciaux), l’Union européenne a alors fait sienne le concept d’« autonomie stratégique ouverte » qu’elle a appliqué à une liste de secteurs d’activité (défense, espace, santé, énergie, numérique, matières premières) (2).
L’autonomie stratégique a été désignée comme « ouverte (3) », sous l’influence notamment des pays libre-échangistes du nord de l’Europe, pour la distinguer du protectionnisme et de l’autarcie. Si elle a pris conscience de la nécessité de remédier à ses vulnérabilités et à ses dépendances, l’Union n’a pas pour objectif de tourner le dos à une économie ouverte et au libre-échangisme mondial. Il n’est pas d’ailleurs envisageable qu’elle puisse devenir totalement autonome sur le plan des approvisionnements en énergie ou en matières premières, comme le sont en grande partie les États-Unis. Il s’agit plutôt de diversifier les approvisionnements, de constituer des stocks stratégiques, de réduire la consommation (y compris par le recyclage), mais aussi de développer les productions locales. Cette politique est en parfaite adéquation avec le contexte géopolitique de réduction des échanges avec la Russie et la Chine, et avec la politique de lutte contre le changement climatique. Elle comprend un volet de politique industrielle qui est relativement nouveau dans la politique européenne : c’est ainsi que l’UE subventionne les énergies vertes et la voiture électrique, qu’elle a créé un Fonds européen de défense pour subventionner les projets de coopération, qu’elle entend lancer une nouvelle constellation numérique spatiale, ou qu’elle soutient plusieurs projets industriels en coopération (batteries, hydrogène, micro-électronique, innovations en matière de santé).
La liste des secteurs couverts par l’autonomie stratégique recouvre ceux de la souveraineté européenne sans la recouper exactement. L’agriculture est un des domaines les plus anciens (la politique agricole commune, lancée en 1962) où l’Union européenne, comme M. Jourdain, faisait de l’autonomie stratégique sans le dire et contribuait à la souveraineté alimentaire européenne. Dans le numérique, l’UE s’impose plus par sa puissance normative (4) que par la capacité économique de ses acteurs, écrasés par la domination des « GAFAM ». Dans l’énergie, l’Union européenne reste très dépendante même si elle fait un réel effort pour réduire cette dépendance (batteries et voiture électrique, filière hydrogène, énergies renouvelables), et les États membres restent souverains dans leur bouquet énergétique (le recours à l’énergie nucléaire étant l’exemple d’une divergence de fond entre pays européens, notamment entre la France et l’Allemagne). Dans la santé, les compétences européennes restent très en retrait par rapport aux États membres et la nouvelle HERA (Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d’urgence sanitaire) a un budget limité (1 milliard d’euros). Dans l’espace aussi, les budgets des États membres (notamment à travers l’Agence spatiale européenne) doivent s’ajouter au budget de l’Union et cette combinaison, malgré les tensions existantes (le « new space » contre Arianespace, la France contre l’Allemagne, la Commission contre l’Agence), est une bonne illustration de la manière dont la mutualisation des moyens européens peut renforcer une vraie souveraineté spatiale européenne (v. les systèmes Copernicus et Galileo et le projet de nouvelle constellation sécurisée). Inversement, dans l’électronique ou l’automobile, ce sont largement les États membres qui sont à la manœuvre. Même si l’Union s’est donné l’objectif de passer de 10 à 20 % de la production de puces électroniques en 2030 (Chips Act, 2023, 40 milliards d’euros de financements cumulés) et soutient massivement la voiture électrique, les moyens mobilisés sont en retrait par rapport aux moyens américains (5) et la course aux subventions ne va pas sans rivalités entre les États membres.
1. M. Lefebvre et E. Simon, « L’autonomie stratégique européenne, nouveau projet commun ? », Revue internationale et stratégique no 122, été 2021, dossier « Une Europe géopolitique ? ».
2. V. les conclusions du Conseil compétitivité, « Une relance au service de la transition vers une industrie européenne plus dynamique, résiliente et compétitive », 16 nov. 2020.
3. La formulation exacte est de « parvenir à une autonomie stratégique tout en préservant une économie ouverte » (voir les conclusions du Conseil précitées).
4. V. A. Bradford, The Brussels Effect, 2020.
5. Il est compliqué d’établir des comparaisons car il faut ajouter les financements euro- péens (le budget européen se monte actuellement à 170 milliards par an en crédits de paiement, dont une partie seulement finance la politique industrielle, la recherche et les infrastructures), les budgets des États et les financements privés levés grâce à des garanties publiques. Les États-Unis ont planifié plus de 1000 milliards de dollars de fonds publics pour développer leur base productive durant la décennie actuelle : plus de 500 milliards pour les infrastructures (Infrastructure Law, 2021), 275 milliards pour la recherche-développement dont 77 milliards pour les semi-conducteurs (Chips & Science Act, 2022), plus de 400 mil- liards pour la transition énergétique et la santé (Inflation Reduction Act, 2022).