Un magistrat, Charles Prats, dont j’ignorais jusqu’alors l’existence, vient de publier un formidable travail d’investigation : Cartel des fraudes, aux éditions RING. Il s’agit principalement des fraudes « sociales », qui majorent les dépenses de la Sécu et d’autres organismes protecteurs, et accessoirement des fraudes à la TVA. Ce livre est si instructif, si révélateur de la déchéance de nos institutions en général et de la Sécu en particulier, que je me dois le faire connaître aux lecteurs d’Economie Matin.
Une fraude à grande échelle rendue possible par l’incurie des administrations
Charles Prats est vice-président au tribunal de Paris, mais avant cela il a été juge d’instruction, et il avait commencé sa vie professionnelle comme inspecteur des douanes, ce qui évidemment est un atout pour connaître la fraude et les fraudeurs. Son éditeur, selon Libération, « doit ses meilleures ventes à la fachosphère ». Charles Prats est en effet de ceux dont le témoignage et les analyses n’auraient probablement pas été accueillis par les maisons d’édition « bien-pensantes », « politiquement correctes ». En effet, si chacun sait que la Sécu a des « bontés » pour les personnes qui utilisent des astuces délictueuses pour se faire ouvrir ses caisses, il est plus confortable d’y voir quelques regrettables erreurs qu’une affaire de très grande ampleur. Or Charles Prats démontre que c’est une affaire de très grande ampleur, un « coulage » portant sur des dizaines de milliards d’euros.
On soupçonne depuis longtemps qu’il existe des arnaques. L’ouvrage sous revue rappelle qu’en 2004 Philippe Douste-Blazy, ministre de la santé, avait déclaré en direct sur TF1 : « j’ai un rapport sur mon bureau de M. Mercereau, inspecteur général des affaires sociales, qui montre qu’il y a 10 millions de cartes Vitale en surnombre en France. Il y a 48 millions de Français de plus de 16 ans ; chacun a droit à une carte vitale et c’est très bien, mais il y a 58 millions, en tout de cartes Vitale ». Le ministre en déduisait à juste titre que « le système n’est pas géré », mais il n’a pas fait grand-chose, semble-t-il, pour mettre en place une « gestion » sérieuse de ce système de prise en charge de frais médicaux. Techniquement, on était confronté à l’une de ces défaillances de notre administration, qui ne jure que par l’informatique, mais la maîtrise très mal. L’affaire Louvois, le logiciel de paie des armées, a été symbolique de cette incompétence. Dans le cas Sécu, il manquait un système de cryptage qui aurait rendu impossible la duplication des cartes, pratiquée de manière quasi industrielle.
Cette fraude a une ampleur humaine et pécuniaire à peine croyable
La mise en circulation de quantités industrielles de numéros d’identification au répertoire (NIR) totalement bidons est également d’une facilité déconcertante. Ainsi, le 27 juillet 2020 (le livre a été édité en un temps record, et complété jusqu’à la mise sous presse), le directeur de la Sécurité sociale a déclaré à l’Assemblée nationale (et sous serment, s’il vous plait !) qu’il existe en France 73,7 millions de NIR. Sachant que la France compte 67 millions d’habitants, cela fait un paquet d’assurés sociaux qui n’existent que sur le papier ! Après divers calculs, C. Prats réduit prudemment à 4,9 millions le nombre minimal d’individus fantômes qui peuvent recevoir des prestations sociales. Cela suffit pour que, là encore, l’impéritie administrative soit sur la sellette : la fabrication de numéros d’identification fictifs est, paraît-il, d’une facilité déconcertante.
Pour ce qui est d’un bilan global, l’auteur nous prévient d’emblée : son décompte n’est pas complet, en particulier il n’inclut pas les milliards d’euros de fraude aux cotisations sociales, étant concentré sur la fraude aux prestations. Il rappelle ses estimations antérieures, faites durant les années 2012 à 2014 : pour la fraude à l’assurance maladie, près de 14 milliards d'euros, chiffre fourni pour la France par un organisme européen de lutte contre la fraude ; pour les prestations familiales, environ 12 milliards d'euros ; et au total (avec la retraite, l’invalidité, les maladies et accidents du travail) « on arriverait à pratiquement 50 milliards d'euros par an de fraude sociale ».
Cette recherche d’un montant global demanderait certes à être approfondie, mais l’auteur est un magistrat, pas un économiste, et il est primordialement préoccupé par le nombre des fraudeurs. On voit que pour lui, si le détournement de fonds rendu possible par la mauvaise organisation de nos systèmes sociaux est grave, la multiplicité des coupables l’est plus encore : elle signifie que la fraude est passée dans les mœurs, devenue « normale » pour une partie non négligeable de la population.
Sous-jacent à son travail d’enquêteur, on devine le souci que se fait un magistrat honnête homme du fait de la dépravation qui gangrène une fraction bien trop importante de la population. Le livre n’est pas moralisateur, mais il conduit à se poser des questions : comment se fait-il que le nombre des tricheurs soit si important ? Comment est-il possible que les responsables du système fassent si peu de cas de la perte de sens moral dont témoigne le grand nombre des fraudeurs ?
C’est là que se révèle le magistrat. J’ai d’abord été perplexe : pourquoi un juge pratique-t-il des investigations si approfondies sur des fraudes qu’il n’est pas amené à juger ? Et cela en privilégiant l’implication des personnes par rapport au préjudice commis. Probablement, et c’est tout à son honneur, parce qu’il a le sentiment que la plaie d’argent n’est pas aussi mortelle que la gangrène morale dont souffre notre société. L’âme humaine est plus essentielle que l’argent, et ce sont les blessures infligées à l’honnêteté qui doivent le plus retenir notre attention.