Pourquoi et comment réformer notre chère Sécu ? Philosophie de la réforme

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Par Jacques Bichot Publié le 24 juillet 2021 à 9h47
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211,5 MILLIARDS €Le déficit public de la France en 2020 a été de 211,5 milliards d'euros.

En dépit de tous ses défauts, notre bonne vieille Sécu nous rend des services dont nous ne saurions pas nous passer : que ferions-nous sans prise en charge des frais inhérents au traitement d’une longue maladie ou d’un grave accident ? Comment vivrions-nous sans pension à la fin de notre activité professionnelle ? Aurions-nous globalement suffisamment d’enfants si le coût de leur instruction n’était pas réparti entre ceux qui en ont beaucoup et ceux qui en ont peu ou point ?

La sécurité sociale est l’institution phare parmi celles qui apportent des éléments de solution à ce genre de problème. Elle n’est pas la seule : par exemple, l’instruction fournie aux enfants et aux jeunes est financée par le budget de l’Etat. Autre exemple important, les pensions de retraite ne sont pas un monopole de la Sécu, majoritairement les Français perçoivent ou se préparent une ou des pensions dites « complémentaires ».

La Sécu, dans son périmètre actuel, est donc une institution parmi celles qui fournissent aux Français des services les protégeant contre le risque de ne pas pouvoir faire face à certains évènements malheureux ou à des investissements nécessaires, notamment en vue de leur retraite. Elle est la plus importante de ces institutions, mais cela ne nous autorise pas à faire comme si elle était la seule. Par exemple, la gratuité de l’enseignement s’apparente à celle des soins hospitaliers. Nous devons analyser le rôle de l’institution sécurité sociale comme celui d’une pièce dans un dispositif ; pièce maîtresse, mais qui fait partie d’un ensemble.

Cela implique que les analyses et propositions qui constituent le présent document ne portent pas exclusivement sur la Sécurité sociale stricto sensu : l’analyse de la fonction retraite, par exemple, doit prendre en compte en sus de la retraite de la Sécu non seulement les retraites complémentaires et les régimes spéciaux, dont celui des fonctionnaires, mais aussi l’investissement dans la ressource humaine qui est au cœur de toutes les retraites dites « par répartition », et les retraites par capitalisation, même si elles sont sous-développées dans notre pays.

1/ Une institution appréciée, mais dont le devenir inquiète

Les Français, quand ils sont consultés au sujet de la Sécu, manifestent, à la fois, de l’attachement et de l’inquiétude. Deux exemples :

1.1. Un sondage Odoxa de décembre 2016 relatif à l’assurance maladie donnait un beau satisfecit au système français, jugé « bon » et « meilleur que celui des autres pays » par 84 % des personnes interrogées. Mais l’inquiétude pour l’avenir était forte : 58 % se disaient « assez inquiets », et 16 % « très inquiets ». Encore plus majoritairement, à 79 %, ils estimaient que notre système d’assurance maladie est « en danger ». Seuls 41 % le jugeaient viable à long terme.

1.2. Un sondage Harris interactive de décembre 2019 concernait à la fois l’assurance maladie et la retraite. L’inquiétude pour l’avenir y apparait forte : 68 % estimaient que l’assurance maladie, à l’avenir, prendra moins bien en charge les frais de santé ; et 57 % disaient ne pas faire confiance au système de retraites par répartition (34 % « plutôt pas » et 24 % « pas du tout »). Questionnés sur leur choix entre retraite par répartition et retraite par capitalisation(i), les jeunes manifestaient leur méfiance à l’égard de la répartition : la capitalisation l’emporte par 40 % contre 30 % pour les 18-24 ans, et par 37% contre 33 % pour la tranche d’âge 25-34 ans. Au-delà, la répartition prend la tête, mais il se trouve encore 22 % de partisans de la capitalisation, et seulement 58 % de la répartition, parmi les personnes de 55 à 64 ans, c’est-à-dire parmi celles qui ont déjà engrangé la totalité ou une grosse majorité de leurs droits en répartition. Cela montre que la confiance n’est pas vraiment au rendez-vous ! Et pose un problème : les Français perçoivent-ils bien la complémentarité qui existe entre les deux sortes de retraites ?

1.3. Les Français ont compris que leur sécurité sociale n’est pas en bonne forme, et ils s’inquiètent. Les difficultés de mise en place d’un système unifié de retraites par répartition, difficultés qui résultent pour une bonne part de l’amateurisme manifesté en la matière par les pouvoirs publics, ne contribuent évidemment pas à dissiper le sentiment d’être embarqués sur un bateau vieillot dont les officiers et l’équipage n’ont pas les qualités requises pour effectuer une traversée difficile.

1.4. Les changements de personnes en charge de cette réforme délicate n’ont rien arrangé. Agnès Buzyn, médecin nullement préparé à s’occuper d’une méga-réforme des retraites, a quitté son poste de ministre des Solidarités pour aller candidater à la mairie de Paris ; a-t-on jugé, en haut lieu, qu’elle ne faisait pas l’affaire pour cette réforme clé ? Peu avant, Jean-Paul Delevoye, Haut-commissaire puis secrétaire d’Etat chargé de la réforme des retraites, qui avait animé une très longue concertation à ce sujet avec les organisations syndicales et patronales, et présidé à la rédaction d’un rapport présentant les grandes lignes d’une importante réforme des retraites, avait été démissionné pour d’obscures histoires d’erreurs et omissions de déclarations d’intérêt à la Haute autorité de la transparence de la vie publique. On croirait assister à un vaudeville de Labiche !

1.5. La crise du coronavirus a révélé des cas de gestion publique aberrante, comme la vente en 2018 du principal fabricant de masques sanitaires français à une entreprise américaine, laquelle s’est empressée de délocaliser totalement la production dans un pays à main d’œuvre bon marché et d’envoyer à la casse un matériel en parfait état de marche(1). Et ce n’est qu’une des grosses bêtises qui ont été commises dans le domaine médical par les autorités responsables des affaires de santé et d’assurance maladie ; citons-en simplement deux autres, qui devaient soi-disant engendrer des économies :

- La suppression dans les hôpitaux, depuis des années, de lits qui constituaient l’indispensable réserve de sécurité, sans coûter grand-chose : l’arrivée de la pandémie a rendu manifeste la sottise de cette décision bureaucratique.

- Le numérus clausus relatif aux études de médecine fut abaissé durant plus de vingt ans (de 1983 à 2004) à la moitié de ce qu’il aurait fallu pour ne pas avoir aujourd’hui une pénurie de médecins qui, très gênante dans les circonstances ordinaires, est proprement dramatique en cas d’épidémie. Les pouvoirs publics ont fait le choix de soi-disant économies qui diminuent l’efficacité de notre système de soins tout en augmentant in fine les dépenses de la sécu parce qu’il faut bricoler des solutions d’urgence. Ce choix catastrophique doit nous faire réfléchir à la gestion bureaucratique qui empêche la hiérarchie médicale de prendre les décisions requises pour que les hôpitaux prodiguent les meilleurs soins sans ruiner contribuables et cotisants.

1.6. Deux livres récents doivent être cités à cet égard : Adieu Sécu, de Claude Frémont, directeur d’une Caisse Primaire d’Assurance Maladie ; et Hôpital, ce qu’on ne vous a jamais dit, de Michaël Peyromaure, chef de service dans un hôpital parisien. Le premier a lutté contre les fraudes, ces fraudes également étudiées et dénoncées par un magistrat, Charles Prats, dans Cartel des fraudes (Ring, 2020) et par Isabelle Saporta, dans Rendez-nous la France (Fayard, 2020). Le second pose un diagnostic qui se passe de commentaire : « Tenu par une administration souvent déconnectée, minée par le corporatisme, géré par des ministres trop souvent irresponsables, l’Hôpital s’enlise dans une gestion quotidienne parfois chaotique ».

2. Tragique incompréhension des échanges entre générations successives.

En matière de retraites et de politique familiale, un fait majeur est la transformation progressive de la politique familiale en une politique d’assistance(2), transformation qui, en nuisant à la fécondité, a mis en péril l’avenir du pays et de son système de retraites : nous avons commencé à en payer les conséquences. Il semblerait que l’on ait oublié en haut-lieu ce qu’Alfred Sauvy, le créateur de l’INED (Institut national d’études démographiques) a expliqué avec talent, à savoir que « nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants ». Cela montre qu’il n’y a plus de stratège, quasiment plus personne parmi les hommes politiques, au pouvoir ou influents, qui connaisse le véritable rôle de la « branche famille » dans la vie de la nation : investir dans le capital humain.

Cette ignorance en haut-lieu du rôle et du fonctionnement économiques de la sécurité sociale est dramatique, parce qu’une bonne sécurité sociale, intelligemment construite, serait un atout essentiel à la fois pour le bonheur des Français et pour la vigueur (notamment économique) de la France. C’est également un coup dur pour l’humanité, parce qu’un pays comme le nôtre devrait contribuer efficacement à montrer aux pays dits « en développement » comment on peut organiser une bonne protection sociale.

3. Il faut réfléchir, puis agir

Alors, que faut-il faire pour sortir du dramatique enlisement de la sécurité sociale auquel nous assistons en France ? D’abord réfléchir, réfléchir en profondeur, en mobilisant nos connaissances économiques les plus solides, pour ensuite réaliser une réforme de très grande envergure.

3 .1. Actuellement, les idées dominantes relatives à la sécurité sociale constituent une sorte de bouillie dépourvue de saveur et de qualités nutritives. La confusion intellectuelle est telle que des actes d’investissement sont catalogués par le législateur comme étant des mesures d’assistance, et comptabilisés comme telles par la statistique officielle. C’est le cas des prestations familiales, qui permettent de répartir le poids de l’investissement dans la jeunesse entre des personnes qui ont peu ou pas d’enfants, et d’autres qui en ont davantage. Les premières devraient logiquement, pour obtenir des droits à pension, contribuer à l’investissement dans la jeunesse en versant des cotisations, tandis que les personnes qui éduquent et entretiennent plusieurs enfants, devraient recevoir à ce titre des droits à pension puisque l’investissement qu’elles effectuent permet logiquement de compter sur un « retour », un « remboursement », un « dividende », ou comme on voudra l’appeler, du fait que ces enfants, quand ils seront devenus adultes, financeront les retraites des personnes moins fécondes.

3.2. Notons bien que les cotisations vieillesse ne servent à rien pour préparer les futures pensions de ceux qui les versent : comme l’écrivait jadis Alfred Sauvy, « nous ne préparons pas nos pensions par nos cotisations, mais par nos enfants ». Cette affirmation est irréfutable dans le monde réel : le produit des cotisations vieillesse est immédiatement versé aux retraités, et ne sert en aucune manière à la préparation des pensions futures – ces pensions auxquelles lesdites cotisations ouvrent juridiquement des droits.

Prendre comme base de l’attribution des droits à de futures pensions des versements qui sont destinées aux retraités actuels résulte d’un simili-raisonnement qui vaudrait un zéro pointé à tout étudiant supposé avoir acquis les rudiments de la science économique. En voyant les législateurs avaler pareille couleuvre on se demande ce qu’ils ont bien pu apprendre au lycée puis à l’Université ! Comment peut-on se débarrasser par une loi de la logique selon laquelle celui qui verse de l’argent en remboursement de ce qu’il a reçu antérieurement en nature acquitte tout simplement sa dette ? Dans quel univers juridique peut-on ériger en règle que celui qui paie ses dettes devient créancier ?

Certes, la sagesse des nations dit : « qui paie ses dettes s’enrichit ». Mais il n’est pas besoin d’être grand clerc pour savoir que zéro est supérieur à un nombre négatif. Les cotisations vieillesse, dans quasiment toutes les législations actuelles relatives à des régimes dits « par répartition », devraient « remettre (progressivement) les compteurs à zéro », libérer (progressivement) les cotisants de leur dette envers leurs aînés : ce n’est pas du tout la même chose que d’effacer la dette d’un coup d’éponge législative magique et décréter que les versements effectués au profit des « vieux » rendent ceux qui les font créanciers de la génération montante.

La législation des retraites par répartition, en France comme dans la plupart des pays, est devenue un moyen pour dépouiller les hommes et les femmes qui investissent dans la jeunesse en mettant au monde et en élevant des enfants, au profit de ceux qui se contentent de rembourser ce qu’ils doivent à leurs aînés (véritable fonction des cotisations vieillesse). La France remplirait son rôle de lumière des nations si ses dirigeants et son corps législatif donnaient l’exemple d’une vraie réforme des retraites, attribuant les droits à pension au prorata des investissements réalisés dans la jeunesse, et non à celui des sommes remboursées à la génération précédente.

4. Nous devons supprimer la politisation des décisions techniques dans le domaine social

Des décisions typiquement techniques, relevant de la direction générale de tel ou tel organisme de protection sociale, sont prises par des politiciens, qui bien souvent n’y connaissent pas grand-chose. Quant à la cohérence, notamment économique, du système, les personnes qui exercent le pouvoir n’ont même pas idée de ce que cela pourrait bien être : elles légifèrent et réglementent à tour de bras, pour donner un peu plus aux uns et un peu moins à d’autres, souvent en réaction à l’actualité vue à travers le prisme médiatique. Peu importe, à leurs yeux, que le code de la sécurité sociale soit devenu, à ce petit jeu, un recueil illisible de règles mouvantes dépourvues de logique économique.

C’est cela qu’il faut changer. Les analyses et propositions ici présentées ont pour vocation de contribuer à un tel renouveau. Notre chère Sécu a mal grandi, et maintenant elle vieillit mal : elle a besoin d’une cure de jouvence. Une cure vraiment adaptée à son état lamentable ; une de ces cures après lesquelles les patients se sentent revivre.

Il peut paraître paradoxal de préconiser une cure de dépolitisation des questions relatives à la protection sociale alors que nous faisons appel au législateur pour modifier le système en profondeur. En réalité, cela est on ne peut plus logique : au législateur d’instaurer les règles permanentes, et au gestionnaire de prendre, dans le strict respect de ces règles, les décisions qui concernent la gestion paramétrique de la sécurité sociale.

Prenons un exemple basique et d’actualité : la fixation de l’âge dit « légal » de départ à la retraite, ou de ce qui deviendra l’âge « pivot » lorsque la législation française des retraites se sera un peu modernisée – si tant est que cette modernisation finisse par se produire. Nous assistons, en cet été 2021, à un débat social et politique relatif au relèvement de cet âge « légal », actuellement 62 ans : c’est l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire. L’âge pivot est un des paramètres dont la valeur doit être de temps à autre modifiée pour assurer l’équilibre financier du système dans un contexte de longévité croissante. Passer de 62 ans à 63 ans, par exemple en 4 étapes – quatre majorations d’un trimestre – voilà qui constitue typiquement un acte de gestion relevant de la responsabilité du Directeur général de l’organisme en charge de faire fonctionner un régime unique de retraites par répartition dans lequel seraient fusionnés tous les régimes par répartition qui existent actuellement, disons France Retraite. Ce n’est ni au Président de la République ni au Parlement de prendre une décision de cette nature, pas plus qu’il ne faut une loi ou un décret pour que le chauffeur du Président freine avant un tournant en épingle à cheveux et accélère quand il arrive sur une ligne droite.

La France souffre de cette confusion intellectuelle entre les actes de gestion courante et les décisions structurelles. Supposons que le Président de la République veuille rétablir la peine de mort : bien évidemment, cela requiert une loi. En revanche, les lois dites de financement de la Sécurité sociale (LFSS) sont d’un ridicule achevé lorsqu’elles entrent dans des modifications de détail, telles qu’une adaptation de la valeur du point (dans un régime par points) ou une légère augmentation de l’âge pivot : aux gestionnaires de faire leur travail, certes avec la perspective d’être « virés » s’ils prennent de mauvaises décisions, mais sans être réduits au rôle d’exécutants de directives politiques. L’administration française possède une tradition de « grands commis de l’Etat » qu’il serait bon de remettre à l’honneur.

1 Reportage de C. Allain et R. Le Dourneuf sur 20 minutes, le 2 avril 2020.

2 De la Libération aux années 1950 la politique familiale représenta la moitié des dépenses de la sécurité sociale ; aujourd’hui il ne s’agit plus que d’un petit dixième. Pendant quelques années, cette politique a été portée par l’idée de Charles de Gaulle selon laquelle, sans natalité suffisante, « la France ne serait plus qu’une grande lumière qui s’éteint ». Puis le souci de notre démographie a quasiment disparu en haut-lieu.

i Question mal formulée, car elle semble impliquer que la répartition exclue la capitalisation, et vice-versa, alors que ces deux formes de pensions sont complémentaires. De plus, la « répartition » ne fonctionne que grâce à l’investissement dans le capital le plus important : le capital humain.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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