Le Monde du 5 juillet comporte en quelque sorte un faire-part de décès : il annonce « l’enterrement discret du système à points, promesse de la campagne de 2017 ». Matignon et l’Elysée peuvent dire qu’ils vont réaliser une réforme plus modeste, en relevant l’âge « normal » de départ à la retraite, mais une telle annonce ne constitue qu’un jeu de mots : modifier la valeur d’un paramètre est une mesure de simple gestion, cela ne constitue en aucune manière une « réforme ». Le vocabulaire politique est volontiers hyperbolique, il dénomme « aigles » de modestes pigeons, mais qui donc est dupe de cette inflation langagière ?
Qui doit modifier le paramètre « âge légal de départ » ?
L’actuel Président de la République semble habité par un désir de « faire » quasi obsessionnel. Car enfin, est-ce le rôle du responsable suprême d’effectuer des réglages paramétriques ? L’âge légal de départ, qui devrait d’ailleurs faire place à un âge « pivot (i) », est une variable de commande utilisée pour piloter les systèmes de retraites : dans les pays sérieux, le pilote du système de retraites relève la valeur de ce paramètre lorsque la longévité augmente. C’est une responsabilité de technicien, pas d’homme politique, et surtout pas de Président de la République ni de Parlement.
Une règle de simple bon sens, qui n’a nul besoin de revêtir une forme de loi, consiste à relever l’âge pivot ou « l’âge légal de départ » de telle manière que la durée moyenne de perception de la retraite n’augmente pas plus rapidement que celle de la vie active. Si l’on veut parler chiffres, quand les Français (ou les Américains, etc.) gagnent une année d’espérance de vie, il est raisonnable de rehausser l’âge pivot (ou « âge légal de départ », ou « âge de départ à taux plein ») d’environ 8 mois : ainsi l’année de vie supplémentaire se répartit (en moyenne !) entre 8 mois de plus au travail et 4 mois de plus à la retraite. Il devrait suffire pour cela d’une décision du directeur général de France Retraites, sur proposition de son actuaire en chef : dépolitisons-donc ce qui relève purement et simplement de la technique actuarielle !
Pourquoi France Retraites ?
Nous appelons France Retraites l’institution qui pourrait être chargée de l’organisation et du fonctionnement des retraites par répartition dans notre pays. Il est de la plus haute importance de mettre fin à la multiplicité des régimes fonctionnant en répartition. Rien n’empêche la création de retraites supplémentaires fonctionnant en capitalisation, cette création est même hautement souhaitable, mais le problème crucial est l’intégration en un seul des trois dizaines de régimes de retraites par répartition qui existent actuellement. Un régime par capitalisation peut fonctionner pour une profession particulière (cheminots, ou agriculteurs, ou commerçants, ou cadres supérieurs, etc.) ; ce n’est pas le cas de la retraite par répartition, qui doit impérativement englober la totalité de la population française.
Actuellement, des régimes tels que celui des agriculteurs sont sous perfusion parce que la population cotisante s’est rétrécie comme peau de chagrin. Des générations de gouvernants et législateurs ignares en la matière ont présidé à la création et au fonctionnement de ces régimes catégoriels : il est temps de faire place au bon sens, c’est-à-dire de passer, pour la répartition, à un régime unique : France Retraites.
Comment les points devraient-ils être attribués ?
Il n’existe aucune raison pour obliger les assurés sociaux à prendre leur retraite plus tôt ou plus tard, mais si l’on ne veut pas que cette liberté soit celle du renard dans le poulailler il convient d’appliquer des règles liant équitablement l’âge au départ et le niveau de la pension. En clair, il ne saurait être question de permettre à des petits malins de s’enrichir aux dépens d’assurés sociaux moins enclins à faire de savants calculs pour percevoir davantage tout en contribuant moins.
Mais qu’est-ce que « contribuer » ? Actuellement, en France et dans la plupart des pays, c’est verser des cotisations vieillesse, c’est-à-dire entretenir ses aînés. Or de telles cotisations ne contribuent en rien, réellement, à préparer les pensions de ceux qui les versent. Les actuelles cotisations vieillesse constituent le remboursement par les actifs de ce que leurs anciens ont fait pour eux : les mettre au monde, les entretenir durant toute leur enfance et leur adolescence, les éduquer, leur apprendre un métier. Le président Macron, à l’instar de la plupart des hommes politiques, n’a pas compris cela : il continue à croire que les droits à pension doivent découler du versement de cotisations destinées à entretenir les retraités. Il est resté prisonnier d’une conception erronée, d’une sorte de pensée magique, qui préside à notre législation des retraites : selon la loi, nous préparons nos futures pensions en payant celles de nos aînés, alors qu’en réalité ce qui nous permet de compter sur une retraite, c’est d’avoir investi dans la jeunesse.
Curieusement, il semble que l’on n’apprenne pas à l’ENA le fonctionnement réel des retraites, alors même qu’il s’agit d’un budget dont l’ordre de grandeur n’est pas tellement inférieur à celui de l’Etat. Ce fonctionnement réel est sans doute trop simple : quand on est adulte, investir dans la jeunesse, dans le « capital humain », puis en retirer une sorte de dividende appelé pension. Depuis des décennies les législateurs de la plupart des pays, dont la France, ont remplacé cette idée aussi réaliste que simple par un conte juridique à dormir debout : par un coup de baguette magique, le législateur assimile légalement à un investissement cette dépense de fonctionnement qu’est l’entretien des retraités.
Cette fiction juridique produit des résultats catastrophiques sur le plan de l’équité : les mères de familles nombreuses, davantage pourvoyeuses de cotisants pour les futures pensions, ont en moyenne les retraites les plus modestes, parce que leur activité professionnelle a été moindre. Elle est également très néfaste pour la natalité : du fait que, dans les pays riches, avoir de nombreux enfants conduit à se serrer la ceinture au profit des moins féconds, des pays comme l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie se transforment progressivement en maisons de retraites entretenues par des immigrés.
Pour changer cela, il n’y a guère d’autre solution que la réforme du droit des retraites, à savoir l’attribution de ces droits au prorata des investissements réalisés dans la jeunesse. Concrètement, les points seraient obtenus pour l’entretien et l’éducation des enfants, et pour le versement d’une cotisation destinée à financer l’enseignement, les prestations familiales et celles liées à la parentalité, ainsi que l’assurance maladie des enfants.
La pandémie sert d’excuse pour ne pas s’occuper sérieusement des assurances sociales
Le projet de loi de réforme des retraites concocté par la commission Delevoye fut adopté sans vote par l’Assemblée le 29 février 2020 grâce à l’engagement de la responsabilité du Gouvernement, ce qui montre la réticence des parlementaires. Le 16 mars, la pandémie sortit cette épine des pieds du Président et des ministres concernés : la Covid justifiait l’abandon en rase campagne de ce projet mal ficelé. Ce pas de clerc est un exemple typique de ce que l’on obtient en confiant des projets de grande importance à des personnes qui n’ont pas les compétences requises pour réaliser un travail exigeant une vision d’ensemble des mécanismes économiques et sociétaux.
Les retraites par répartition font partie de l’organisation des échanges entre générations successives ; pour élaborer la législation et la réglementation requises, il est nécessaire d’avoir en tête le schéma du fonctionnement de ces échanges. Or, à la décharge de nos dirigeants politiques et de nos hauts fonctionnaires, l’enseignement de l’économie, dans ce domaine, est loin d’être satisfaisant. La vogue des travaux dits mathématiques a surtout favorisé la multiplication de « modèles » dans lesquels la transpiration l’emporte sur l’inspiration. La réflexion conceptuelle est négligée. Beaucoup d’énergie intellectuelle est dépensée en pure perte. Les travaux tels que ceux de la commission Delevoye sont en grande partie stériles, parce que les concepts de base, particulièrement le capital humain et l’échange entre générations successives, ne sont pas véritablement assimilés.
Dans ces conditions, la pandémie est survenue à point nommé pour dispenser la Présidence, le Gouvernement et le Législateur, de s’engager définitivement dans la direction prise par le malheureux projet Delevoye. Ce monument dépourvu de génie architectural, sorte de palais du Facteur Cheval construit de bric et de broc avec des matériaux récoltés ici et là, sans visée directrice, constituait un caillou dans la chaussure de nos dirigeants. La Covid les a opportunément dispensé de devoir appliquer un texte qui n’avait pas les qualités requises. Pour ceux qui affectionnent surtout leur place dans les allées du pouvoir, c’est une aubaine. Mais la France reste en attente d’un changement législatif intelligent qui la doterait de retraites par répartition ne constituant pas un super système de Ponzi et Madoff.