OPINION
Confronté depuis deux ans aux activistes en ligne des Sleeping Giants, qui se donnent pour mission de couper les revenus publicitaires des « médias d’extrême-droite », la chaine d’information en continu CNews se trouve dans une situation paradoxale. Si les annonceurs sont de plus en plus frileux à apparaitre sur ses antennes, ses revenus et ses audiences ne cessent de grimper. Retour sur les méthodes et les résultats ambigus des Sleeping Giants et des marques qui cèdent à leurs pressions.
La méthode des Sleeping Giants est toujours la même. Le compte Twitter du mouvement (dont on ne connait pas grand-chose, si ce n’est qu’il est né aux Etats-Unis avant de se propager en Europe), interpelle une marque ayant récemment diffusé des publicités sur CNews, en mettant en parallèle ces pubs et les propos les plus controversés d’Eric Zemmour ou d’autres polémistes vedettes de la chaine de d’information du groupe Canal+.
La réponse des dites marques est presque aussi prévisible. Le compte officiel du groupe ou le directeur de la communication en personne, s’empressent de répondre en remerciant platement les Sleeping Giants de les avoir alerté, puis en leur assurant qu’on ne les y reprendrait plus à diffuser des publicités sur un média aussi infréquentable. Le tout à grands renforts de hashtags complaisants : #brandsafety, #lovenothate, #Fixadvertising.
Et les résultats sont au rendez-vous ! En novembre 2019, les Sleeping Giants avaient publié des statistiques sur l’impact de leurs actions à l’encontre de CNews avec une réduction par deux du nombre d’annonceurs hebdomadaires pendant les émissions d’Eric Zemmour (passés de 52 à 26 en l’espace de quelques semaines). Une réduction du volume d’annonceurs qui s’est encore accrue ces derniers mois sous l’effet cumulé des activistes en ligne, mais aussi des polémiques incessantes autour du candidat putatif à la présidentielle.
En novembre 2020, c’est Décathlon qui cède aux pressions des Sleeping Giants et annonce un boycott de la chaine d’information. Le début de l’hallali pour CNews, qui a vu de nombreux annonceurs quitter le navire au cours des mois qui ont suivi, à l’image de BNP Paribas, BMW, Ferrero, Lipton, Maître Coq, Leclerc, et bien d’autres encore.
Mais paradoxalement, ce coup de bambou n’a pas fragilisé tant que ça le média du groupe Canal+, et a même provoqué une forme d’électrochoc face aux méthodes utilisées par les Sleeping Giants et les marques ayant cédé à leurs pressions. Les appels aux boycotts des boycotteurs se sont très vite ajoutés aux boycotts initiaux, et les marques engagées dans cet activisme politique qui ne dit pas son nom se sont trouvées prises en étau entre deux franges de la société qui représentent grosso modo autant de consommateurs potentiels.
Si ce sont d’abord des personnalités politiques, en particulier de droite et d’extrême droite, qui se sont manifestées contre les Sleeping Giants et les annonceurs boycotteurs, le mouvement a rapidement pris de l’ampleur sur les réseaux sociaux. A tel point que le risque réputationnel s’est aujourd’hui équilibré, voire renversé. Et que les grands groupes se font désormais plus discrets à répondre aux sollicitations des Sleeping Giants.
Un contre-mouvement activiste a même émergé ces derniers mois au nom de la liberté d’expression et de la défense du pluralisme journalistique. Le mouvement, baptisé Les Corsaires, reprend et détourne les codes et la stratégie des Sleeping Giants dans le but de contester leur influence, et de sensibiliser les entreprises aux risques démocratiques de cette nouvelle forme de censure. L’objectif des Corsaires : faire connaître (au-delà du microcosme de Twitter) l’ensemble des entreprises cédant aux pressions des Sleeping Giants.
Loin d’être une affaire partisane, l’émotion provoquée par les méthodes des Sleeping Giants et des entreprises censeures touche jusqu’aux rangs de la majorité présidentielle. Selon le député de la République en Marche (LREM) Florian Bachelier les méthodes des Sleeping Giants sont de « véritables entraves au principe de liberté d’expression, basées sur la simple qualification des opinions contraires à leur matrice idéologique ». Une critique qui a le mérite de s’attaquer au nœud du problème : de quel droit les Sleeping Giants et les annonceurs s’arrogent-ils le droit de faire la police de la pensée ?
Mais, au-delà de ces questionnements moraux et républicains, l’ambiguïté des méthodes des Sleeping Giants et de leur efficacité, sont avant tout économiques. Certes, selon les chiffres de l’Institut Kantar, le volume de publicités diffusées sur CNews s’est réduit de 40% sur un an, avec un impact incontestable des Sleeping Giants. Le Figaro précise toutefois que les recettes publicitaires brutes de la chaîne ont augmenté de 25% au cours de la même période, en raison notamment de la progression des audiences, notamment auprès des CSP+.
Les pressions des Sleeping Giants repoussent donc, sans aucun conteste, un certain nombre d’annonceurs, mais contribuent également indirectement à générer et à entretenir le buzz autour de CNews. La chaîne d’information est parvenue grâce à cela à se positionner sur une segmentation certes clivante, mais fortement porteuse d’un point de vue publicitaire et d’audimat. Ce n’est pas là le moindre des paradoxes des Sleeping Giants !