Nous avons soutenu dans la première partie de cet article, publiée dans ces mêmes colonnes le 16 septembre 2014, que le débat entre les tenants du crédit créateur de monnaie ex nihilo (« les crédits font les dépôts ») et les tenants du crédit simple redistribution d’épargne préalable (« les dépôts font les crédits ») était un faux débat. Le crédit crée bien de la monnaie, mais non pas ex nihilo. Emblématique du crédit à court terme, lui-même emblématique du crédit bancaire, l’opération d’escompte commercial permet de bien comprendre cela.
L’escompte est l’achat par une banque, moyennant ristourne (ou escompte), à une entreprise d’une créance commerciale sur un de ses clients. Il fait donc suite à une création de richesse qu’il finance a posteriori (même si l’existence du crédit rend possible ex ante l’acte de création de richesse). Cet achat de créance vaut à l’entreprise de voir son compte crédité de la valeur de la créance, moins la ristourne (ou intérêt) due à la banque pour le service rendu de « liquéfaction » de la créance commerciale. Le crédit, et la création monétaire (de monnaie de banque) qui en est le résultat fatal, ne sont que cela. La création monétaire n’est donc pas une génération spontanée dans laquelle quelque chose naîtrait de rien, c’est une opération d’échange de créances, postérieure à un premier échange créateur de richesse, créatrice de monnaie dans la mesure où le crédit en compte bancaire (le solde créditeur que la banque doit à son client) qui résulte de l’achat d’une créance commerciale matérialisé par un effet de commerce (lettre de change) est transférable, c’est-à-dire accepté comme moyen de paiement par d’autres agents non financiers au sein d’une aire de paiement.
La création monétaire n’est donc rien d’autre en principe que l’échange d’une créance non monétaire, issue d’une transaction créatrice de richesse, contre une créance (un actif) monétaire, c’est à dire liquide, ou immédiatement utilisable comme instrument « libératoire » et « extincteur » de dette commerciale. Loin d’être un fiat bancaire, une décision unilatérale d’origine bancaire, a fortiori arbitraire, elle est le produit d’une initiative d’entreprise, un échange parmi d’autres dans lequel chacun trouve son intérêt, un acte décentralisé de l’économie de marché, anodin, silencieux et temporaire. Temporaire en effet puisque le crédit dont elle est issue est auto-liquidatif. A l’échéance de la créance commerciale le débiteur de la créance voit son compte débiter de la somme qu’il doit payer au détenteur de la créance (le banquier subrogé dans les droits de son client) qui se trouve ainsi remboursé de l’avance faite à son client, le créancier initial en manque de liquidité. La monnaie, temporairement créée pour rendre un service de liquidité à un agent non financier, est résorbée après avoir « financé » une création de richesse, une valeur ajoutée, qui elle, reste acquise après cette résorption de monnaie, du moins jusqu’à sa consommation (consumation). En langage bancaire on dirait que « tant que le crédit consenti est causé tout va bien », même si la production de crédit augmente rapidement. La masse monétaire, plastique par définition, s’autorégule.
Comment le crédit bancaire en principe auto-liquidatif, limité par sa matière, respiration naturelle de l’économie de marché, créateur inconscient de monnaie à l’initiative des agents non financiers, comment cette opération commerciale effectuée par des professionnels traditionnellement plutôt trop prudents que pas assez, peut-il s’emballer au point d’accumuler une somme de fausses créances irrecouvrables et des pertes telles qu’elles conduisent les banques qui les ont achetées ou admises en garantie à la faillite inexorable - sauf intervention d’un prêteur en dernier ressort, la banque centrale, ou d’un acheteur en dernier ressort, l’Etat, devient alors la seule question. Comment se fait-il que les banques, pour reprendre la conclusion de notre précédent article, se mettent justement à créer de la monnaie ex nihilo, c’est-à-dire de la monnaie non gagée par une création de richesse équivalente ? Telle est en fait la vraie question que nous devons nous poser. Pourquoi les banques, dans ce monde impitoyable où personne ne rase gratuit, sont-elles devenues aussi imprudentes ? Comment un dérèglement bancaire aussi général est-il possible ?
La réponse n’est malheureusement pas tout à fait simple. Cependant on peut soutenir que ce dérèglement est le résultat d’une lente et profonde évolution institutionnelle génératrice d’une déresponsabilisation bancaire qui a fait perdre au plus haut niveau (et surtout à ce niveau-là d’ailleurs au point de départ) les réflexes de prudence profondément ancrées dans une profession conservatrice par nature notamment celle des banquiers de terrain qui savent en principe jusqu’où aller trop loin avec leurs client qu’ils connaissent bien le plus souvent. En simplifiant à l’excès, on peut dire que la crise bancaire de la fin des années 2000 est le produit d’une transgression des règles de base du crédit bancaire et d’un dévoiement du métier de banquier.
La sphère du crédit bancaire a été élargie de longue date, en France en particulier où, du fait de l’inflation endémique d’après la seconde guerre mondiale, le financement des entreprises et de l’investissement par le marché financier via l’émission d’actions ou d’obligations s’est réduit à la portion congrue. On inventa alors les crédits à moyen terme d’équipement, puis d’exportation, mobilisables à la Banque de France par le relais des circuits de financement spécialisés, Crédit National, BFCE avec intervention de la COFACE, Crédit d’Equipement des PME (CEPME). Mais on s’efforça cependant dans la mise en œuvre de ces financements sélectifs au forceps de faire prévaloir des règles d’octroi de crédit orthodoxes où la capacité d’emprunt des entreprises était plafonnée par leur capacité de remboursement mesurée par la capacité bénéficiaire (techniquement « la capacité d’autofinancement ») des entreprises emprunteuses. Parallèlement les établissements de crédit spécialisés étaient assujettis à des normes réglementaires spécifiques en matière de solvabilité, endettement et liquidité, adaptées à leur activité particulière. Bref, dans cette phase de faiblesse du marché financier et d’administration du crédit, on s’efforça en pratique de rester raisonnable dans le soutien apporté à la croissance économique par le crédit bancaire et de modérer le recours au financement bancaire, d’une part par la mise en place d’établissements financiers spécialisés en mesure de recourir eux-mêmes au marché obligataire et d’autre part par la mise en oeuvre d’une règlementation découlant des usances bancaires adaptées à la nature des crédits consentis, en matière de crédit immobilier en particulier. En résumé, une voie de financement peu orthodoxe fut pratiquée en respectant un minimum d’orthodoxie dans les années 50 et 60.
On est peu à peu rentré, au cours des années 70, dans une tout autre ère du crédit bancaire sur le fond d’un régime universalisé de monnaie élastique (suppression de toute définition métallique de la monnaie officialisée dans les statuts du FMI en 1976) qui a fait régner l’abondance de liquidités. Celle-ci a amené les grandes banques internationales, avec l’accord implicite ou explicite des autorités de contrôle, à faire craquer les normes réglementaires en vigueur qui maintenaient un semblant d’ordre dans l’hétérodoxie financière prévalant depuis la sortie des économies de guerre, ou à vider de leur sens, par la titrisation, les normes prudentielles minimalistes telles que le ratio Cooke (succédané règlementaire de la deuxième moitié des années 80 substitué à la politique monétariste inefficace de pilotage des agrégats de monnaie et de crédit des années 70 censée contenir l’effet inflationniste des changes flottants et d’un dollar désormais inconvertible en or).
C’est alors que le crédit bancaire est véritablement sorti de ses gonds. Non du fait d’une déréglementation bancaire en profondeur à proprement parler, puisque les banques ont été de facto constamment exonérées du risque de faillite propre à une économie de marché en cas de prise de risque excessive grâce à un soutien des banques centrales typique, paradoxalement, d’un modèle d’économie centralement planifiée (doctrine du « too big to fail » à laquelle la constante concentration des établissements de crédit a donné une extension toujours plus large) ; mais du fait d’une banalisation, ou déspécialisation réglementaire, c’est-à-dire d’un traitement règlementaire identique d’établissements de crédit porteurs de risques très différents, sous la pression d’une abondance de liquidités liée au régime de monnaie fiduciaire (fiat money) universalisé, lequel protège à son tour de la faillite toutes les banques centrales et en particulier la banque centrale des banques centrales qu’est « le » Fed (Système de réserve fédéral américain dont le bras séculier est « la » Fed ou banque fédérale de réserve de New-York ).
Le crédit à des prêteurs insolvables (subprime), dont on ne vérifie même plus la capacité de remboursement (en s’appuyant sur des garanties en partie fictives que sont les prix éminemment variables de l’immobilier) et la crise, principalement américaine, des « subprime » ne sont que le produit d’un environnement institutionnel « pousse au crime », qui garantit la socialisation des pertes en cas de mésaventure tout en défendant par ailleurs bec et ongles le principe d’appropriation privée des bénéfices et de non intrusion de l’Etat dans l’économie, bref d’une étrange alliance entre la puissance publique et les grandes banques, dont l’endogamie croissante des dirigeants est le signe extérieur le plus manifeste.
Ce faisant nous venons de répondre à la question qui a guidé notre réflexion : seule la déresponsabilisation institutionnalisée des banques, sur fond de régime monétaire dépourvu « d’un butoir absolu de création monétaire » c’est-à-dire sur fond d’une impunité ultime des banques centrales qui soutiennent une création monétaire primaire inadéquate ou excessive, permet de comprendre le divorce entre la création monétaire et la création de richesse, que l’intérêt des banques lie en principe étroitement entre elles. Elle explique seule le développement de crédits faits «out of thin air », c’est-à-dire d’une création monétaire ex nihilo ne finançant aucune création de richesse passée, présente ou future, ou d’une création monétaire gagée, dans le cas de l’hypothèque rechargeable, sur une création de richesse nominale fictive. Seule une telle création monétaire ex nihilo peut déboucher sur une accumulation de créances immobilisées et irrecouvrables qu’aucune création de richesses non monétaires ne permettra de liquider ou de solder.
Au lieu de servir de levier de croissance réelle ce crédit im-pertinent devient facteur de fausses créances qui contaminent les bilans de banques et détruisent in fine de la richesse sociale après avoir appauvri les actionnaires. La « création monétaire ex nihilo », ou production de fausse monnaie, n’est pas une donnée de nature de la banque, elle est l’effet induit par le cumul détonant de réglementations monétaires et bancaires inappropriées et d’une supervision complaisante. Elle est le dommage collatéral ultime de la victoire institutionnelle des apprentis sorciers de la monnaie que sont les « greenbackers » contemporains.
Arrêtons-nous ici sur l’importante conclusion à laquelle nous sommes parvenus. En bref, seuls les Etats ont les moyens de faire que les banques puissent créer de la monnaie ex nihilo. Que ce soit directement par l’achat (monétisation) de bons du trésor ou d’obligations publiques qui ne sont pas remboursés à leur échéance par un revenu originellement issu d’un création de richesse, comme l’a définitivement démontré Jacques Rueff dans son grand traité de macro-économie, sujet que nous n’avons pas pu traiter ici, soit indirectement par le fait que les Etats étant de facto les autorités réglementaires en matière de crédit, par le biais ou non de leurs bras séculiers que sont les banques centrales, ils peuvent orienter la production de crédits et la création monétaire à des fins de soutien de la croissance dans un sens qui affaiblit, et le cas échéant annihile, le lien principiel entre création de richesse non monétaire et création de monnaie (qui n’est qu’une expression de la loi de Say). Un lien dont l’effectivité est assurée par l’art décentralisé du banquier, dès lors que celui-ci n’est pas transformé en simple vendeur de produits financiers standardisés.
Pour sortir de l’impasse de la création monétaire ex nihilo contingente et « man made », il convient donc moins de rajouter de nouvelles couches règlementaires pour rétablir un lien que les couches précédentes ont relâché ou dissout, que de cesser de protéger le secteur financier public et privé des conséquences de ses propres erreurs en le faisant cheminer vers le droit commun.
Article publié initialement le 16/09/2015